Divergences Revue libertaire en ligne
Slogan du site
Descriptif du site
Jean-Pierre Garnier
Les mondes du squat
de Florence Bouillon (PUF)
Article mis en ligne le 15 novembre 2009

Dans une conjoncture marquée par le sécuritarisme, les squats n’ont pas bonne presse, en France notamment, mais aussi dans des pays tels les Pays-Bas ou le Danemark où la tolérance avait été longtemps de mise à l’égard de ce mode illégal de logement. Aux yeux de tous ceux qui, à un titre ou un autre, se targuent aujourd’hui de rendre la ville « propre et sûre », selon l’expression consacrée, leurs occupants font figure d’indésirables à qui aucun droit de cité ne saurait être reconnu. Il n’est que de voir l’ardeur mise par les autorités municipales, depuis quelques années, à éradiquer la présence de ces citadins hors normes.

Par chance, il existe encore des chercheurs qui se refusent à joindre leurs voix au chœur des élus locaux, des aménageurs, des promoteurs, des journalistes et autres représentants des forces de l’ordre urbain pour légitimer le discrédit qui caractérise le statut idéologique des squatters dans une « opinion publique » plus formatée que jamais. « Par chance », disons-nous, au vu de la situation qui est la leur, inique s’il en est, mais aussi en raison du simple souci de porter un regard informé et dépourvu de préjugés aussi bien sur le contexte dont cette situation est le produit que sur la manière dont ces habitants à qui le droit au logement et même à la ville est refusé font face à l’adversité.

Ouvrage tiré d’une thèse d’anthropologie urbaine dont seuls quelques chapitres ont été exploités, Les mondes du squat réunit toutes les qualités que l’on peut attendre d’une recherche de terrain nourrie des approches théoriques les plus pertinentes pour aborder un tel sujet. L’une des réussites de ce travail mené au cours d’une dizaine d’années dans les squats marseillais, est d’avoir su concilier avec subtilité ce qui passe d’ordinaire pour peu compatible : les apports d’une macro-sociologie critique « attentive à la manière dont le social est structurant », comme l’écrit l’auteure, et ceux d’une ethno-méthodologie d’inspiration interactionniste où, « même pris dans des contraintes particulièrement prégnantes », des citadins précarisés et disqualifiés parviennent à produire « des mondes sociaux en situation », et ce faisant, à modeler, fût-ce à la marge, la ville ou la société.

Ces mondes sociaux sont multiples et variés, comme Florence Bouillon le démontre au travers de descriptions précises et imagées, que ce soit par leur raison d’être (politique, artistique ou/et, plus souvent, économique), leur fonction (résidence permanente, point de chute ponctuel ou/et lieu d’activités), l’origine des occupants (jeunes en rupture familiale, chômeurs, migrants étrangers…), le mode de vie choisi (collectif, familial ou individuel), la localisation (centre-ville ou périphérie), le relation avec l’extérieur (ouverture ou fermeture), l’état des lieux (insalubre ou confortable) ou encore l’ambiance (pacifique ou violente). Au-delà de cette diversité, il n’en demeure pas moins qu’un trait commun, souligné par F. Bouillon qui y consacre un chapitre entier, unit les différents squats, à défaut de les unifier dans « un univers de sens partagé » : être avant tout, à Marseille comme ailleurs, le « produit du mal logement » auquel les milieux populaires sont confrontés.

Les causes en sont connues, mais l’auteure ne se fait pas faute de les rappeler : appauvrissement des ménages démunis dû à la stagnation voire à la diminution des salaires et à la flexibilisation du « marché du travail », hausse constante du prix de l’immobilier et du montant des loyers, insuffisance quantitative des logements sociaux construits et sélectivité accrue de la part des bailleurs pour y avoir accès, disparition du parc privé bon marché, « réhabilitation » des quartiers populaires ou destruction pure et simple sous couvert de « renouvellement urbain »… Ce qui n’empêche pas les pouvoirs publics d’être moins portés à comprendre les difficultés rencontrées par les occupants des squats, qu’à pointer celles dont ils seraient responsables, comme en témoignent les types d’interventions institutionnelles analysées par F. Bouillon. Pour celle-ci, tout laisse à penser que « le durcissement des attitudes vis-à-vis des squatters est en miroir des formes plus ou moins ouvertes de criminalisation du pauvre ou de l’étranger à l’œuvre dans la société française ».

Ce qui précède pourrait inciter à déduire que le point de vue adopté par la chercheuse ne serait qu’un décalque scientifique de celui des militants anarcho-libertaires rencontrés dans les « squats d’activités » — distingués par l’auteure des « squats de pauvreté », majoritaires à Marseille —,qu’elle a pu fréquenter dans cette ville mais aussi à Barcelone au cours de sa scolarité. Il n’en est rien. Si l’enjeu politique de la recherche ne fait pas de doute puisque, selon F. Bouillon, il « concerne la légitimité de ces citadins disqualifiés » que sont les squatters « à participer à la ville, à être dans la cité », il ne s’ensuit pas pour autant que l’enjeu scientifique soit laissé de côté. Bien au contraire : c’est précisément pour « comprendre comment se tisse un “ habiter ” dans un espace, et sur des territoires, supposés inhabitables », que l’auteur ne pouvait s’en tenir à une critique sociale « victimaire » rapportant la condition des squatters à la misère, aux inégalités et à l’exploitation inhérentes au système capitaliste. Comme le note l’anthropologue Michel Agier dans une préface aussi courte qu’éclairante, le point fort de la démarche de F. Bouillon est de faire apparaître les squatters non pas comme des individus passifs et résignés soumis à la chape de plomb des déterminations structurelles, mais comme « des occupants de la ville parmi les plus experts, les plus urbains », voire des « urbanistes », des « géographes surinformés » dotés d’une connaissance de la ville issue de leur pratiques souvent bien plus approfondie que celle du citadin ordinaire. Comment ces savoirs et ces savoir-faire spécifiques qui leur permettent de « réaliser un certain nombre de constructions et de reconstructions d’ordre matériel relationnel, symbolique et identitaire » sont-ils acquis, transmis et mis en œuvre, tel est l’objet de la troisième partie de l’ouvrage, la plus novatrice, assurément, consacrée à la « pluricompétence des squatters ».

« Ne devient pas squatter qui veut ! », avertit Michel Agier dans sa préface. Pour survivre dans une ville où l’on se sait stigmatisé et rejeté, en plus de devoir trouver des solutions compensatrices au dénuement, il faut déployer de l’énergie, de l’habilité et de l’ingéniosité. Ouvrir un squat, s’y établir et l’habiter constituent autant d’expériences dont la réussite n’est pas acquise d’avance. Puisant dans son journal de terrain et dans les entretiens menés avec différents squatters, F. Bouillon passe systématiquement en revue les obstacles que ces derniers peuvent rencontrer lors de chacune des phases d’occupation des locaux vacants et les techniques ou les procédés utilisés pour les surmonter. Obstacles matériels et institutionnels, bien sûr, mais également psychologiques aussi bien dans les relations avec les habitants du quartier qu’entre les squatters eux-mêmes lorsqu’ils forment un collectif. « Aménager l’espace, le répartir, se l’approprier » peut être, en effet, l’occasion de conflits entre les membres de ce collectif voire de contradictions traversant de chaque individu, partagé, par exemple, entre la recherche de convivialité et la préservation de son intimité.

À la différence de maints chercheurs férus d’individualisme méthodologique, qui, à force mettre en avant l’inventivité, la créativité, la débrouillardise, l’aptitude à la ruse et au détournement des gens disqualifiés comme « inutiles au monde », finissent par oublier (ou faire oublier) la condition fondamentale de dominés de ces derniers, F. Bouillon se garde de dissocier ces capacités des déterminismes socio-structurels liés à cette condition. Si elle plaide pour « la prise en considération, dans un même mouvement, des mécanismes de la domination et de ceux de la résistance », ce n’est pas pour nier le caractère asymétrique de leurs forces respectives. C’est la raison pour laquelle elle propose la notion de « compétences précaires » pour bien marquer que celles-ci, aussi développées soient-elles chez certains squatters, restent « enclavées dans des contraintes particulièrement prégnantes ». Et de souligner, outre leur fragilité et leur efficacité variable, le fait qu’elles ne sauraient de toute manière « bouleverser radicalement la structure des positions sociales et leur “reproduction” ».

Si elle a su éviter le misérabilisme compassionnel, souvent de mise lorsque l’on s’intéresse au sort des soi-disant « exclus », l’auteure ne sombre pas pour autant dans l’angélisme attendri. Pour se procurer des ressources, nombre de squatters recourent à la mendicité, au trafic et au vol, et les techniques correspondantes sont décrites sans indulgence excessive. Il est vrai que, mis à part la contre-culture des squatters alternatifs en dissidence avec le matérialisme bourgeois, « les valeurs qui ont cours dans ces mondes déliquentiels ne sont guère éloignées de celles de la société globale : valorisation de l’esprit d’entreprise, définition de la valeur sociale par l’argent… » De même les relations entre squatters n’ont-elles rien d’irénique. Certes, la solidarité et l’esprit l’entraide prédominent, mais la violence, l’« un des seuls moyens de subsistance », « dernière ressource permettant d’asseoir sa réputation » ou « pure agressivité lorsque les mots manquent ou que personne ne les entend » n’est pas absente non plus dans des mondes dont F. Bouillon souligne qu’ils sont, à l’instar de la société dont ils font partie, structurés par des hiérarchies et des rapports de forces. En d’autres termes, et quoi qu’on en dise, « les mondes du squat ne sont pas coupés des logiques sociales qui organisent et distribuent les positions. » Dès l’introduction, la chercheuse met d’ailleurs en garde le lecteur qui pourrait croire le contraire : « le squat n’a rien d’un monde (ni de mondes à part), et comprendre son existence, c’est, à n’en pas douter, intégrer dans l’analyse ce qui le précède et lui donne en parie forme, autrement dit, et dans sa formulation la plus brève, la question sociale ».

Toujours éludée parce qu’elle ne renvoie pas à on ne sait quel « problème de société », mais à ce type de société comme problème, ladite question sociale a conduit F. Boullon à clore son ouvrage par un « épilogue » qui devrait être mis entre les mains de tous les étudiants en anthropologie (ou en sociologie). Par un retour réflexif assez rare dans la profession, elle s’interroge sur « ce que l’ethnologue fait à (et de) la réalité », non pas pour se perdre dans des considérations épistémologiques convenues, mais pour poser la question de l’articulation entre la responsabilité morale du chercheur vis-à-vis des gens enquêtés, celle qu’il a en tant que scientifique soucieux de véracité et la responsabilité d’ordre politique dont il ne saurait se dégager compte tenu des usages sociaux dont le produit de ses recherches ne peut manquer de faire l’objet. Pour dépasser les contradictions qui pourraient résulter du respect de ce triple impératif, point n’est besoin de se référer à une philosophie de l’engagement. Pour F. Bouillon, l’obligation scientifique d’exactitude implique une responsabilité morale et politique, « car si l’anthropologie est un effort pour accéder à la manière dont “ l’autre ” réfléchit le monde et pour le restituer de manière contextualisée, alors elle ne peut que mettre au jour aussi bien les outils de la domination que les armes inventées pour y résister ». On aura compris que « l’autre » auquel l’auteure a choisi de s’intéresser, par refus de l’injustice et de la discrimination, comme elle l’avoue elle-même, n’appartient pas aux classes dominantes.

Signalons, pour terminer, que Les mondes du squat a obtenu le prix Le Monde de la recherche universitaire, ce qui lui a valu d’être publié dans une collection parrainée par Edgar Morin. Une consécration officielle pour une fois largement méritée.