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Nestor Potkine
Utopies américaines. Expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours
Ronald Creagh (Agone)
Article mis en ligne le 15 novembre 2009
dernière modification le 6 octobre 2009

Ronald Creagh, vénérable et malicieux spécialiste des poils à gratter logés dans l’épais cuir américain, est l’auteur d’ouvrages tels que L’Affaire Sacco et Vanzetti ou Nos Cousins d’Amérique, Histoire des Français aux Etats-Unis. Il vient de terminer la réédition, chez Agone, de son Laboratoires de l’Utopie, les communautés libertaires aux Etats-Unis. A présent, cela s’appelle Utopies américaines. Expériences libertaires du XIXe siècle à nos jours (24 euros).

La différence ? Le livre précédent s’arrêtait avant les années 1960.
Celui-ci continue le labeur encyclopédique de Creagh jusqu’à notre époque.
Encyclopédique ? Oui, les notes, index, notules biographiques (parmi les perles de cet ouvrage qui pourrait en fournir une bijouterie entière), bibliographie, glossaire, contacts des communautés existantes, vont de la page 314 à 392. 80 ans peut-être, le Creagh, mais en forme !

Le plaisir et la saveur de cette œuvre impressionnante résident dans son honnêteté : il ne s’agit pas de couvrir les tentatives d’utopies de couronnes de laurier au prétexte que les intentions des fondateurs (et fondatrices, les communautés de lesbiennes prennent une place remarquable dans le texte) sont louables. Il s’agit de comprendre pourquoi les communautés éphémères l’ont été, et pourquoi celles qui ont duré ont résisté à ce qui a tué les autres. Il s’agit de jauger si ce qui a été fait fut ce qui avait été voulu, il s’agit de comprendre, même si le mot n’est écrit à peu près nulle part, si l’on a été heureux ou misérable. Voilà pourquoi Creagh ne cache rien des avanies de ces communautés ; les illusions d’urbains qui s’installent dans un paysage magnifique, mais où rien ne pousse. Ou les illusions de cœurs généreux qui ne savent pas refuser de nouveaux participants parasites, paresseux ou paranoïaques ; quiconque a vécu dans une communauté ou un squat sait à quelle vitesse une seule personne peut cailler, aigrir un groupe harmonieux et le transformer en ménagerie criarde.

Précisément, l’une des grandes utilités de ce compendium bariolé est qu’on en peut déduire, non les règles assurées du succès communautaire, mais quelques conseils utiles, ou plutôt un sens utile de la mesure : les utopies acharnées du début du XIXe siècle, où tout se faisait ensemble, au même moment, au même rythme, où l’on s’habillait à l’identique, où l’on ne mangeait que les plats prescrits (ô micro-dictatures végétariennes, ô empires de Saint-Tofu, ô théocraties du Poireau Mystique !), ces horlogeries sociales n’ont jamais résisté à l’épreuve de la vie et du désir. Mais le squat mou, la communauté défoncée à longueur de journée (ô bauges à joints, ô fromages blancs de keums hyper-cools) n’ont pas non plus tenu bien longtemps.

Comment prendre des décisions ? On découvre là, sans que Creagh ne plaide ni ne blâme, que l’une des idées centrales de l’anarchisme s’avère fort utile : il n’existe pas de règle universelle de prise de décision. A chaque groupe, si différent dans sa composition (rudes rejetons de paysans ? Intellectuels aux mains blanches ? Lesbiennes urbaines ? Italiens saupoudrés de Juifs russes ou vice-versa ? Militants recuits ou gamins aux yeux étoilés ?), dans son environnement (campagne isolée ? Ex-terrain vague de banlieue en bordure de voie ferrée ? Grasse ferme arborée ? Immeuble de quartier populaire ?), de découvrir, avec le temps, avec les erreurs et les épreuves, comment s’y prendre. Une seule certitude, tant le fanatisme de la spontanéité que celui de l’organisation totale mènent droit dans le mur. La constance n’est pas la même chose que la rigidité.

Encore un utile conseil, que d’autres expériences alternatives dans d’autres pays ont suivi : le nombre de membres est d’une importance cruciale. Trop, on perd le contact, on s’institutionnalise, on se rigidifie. Pas assez, on n’a pas de force, pas de richesse, et l’on s’ennuie. Les mille personnes en plusieurs douzaines de lieux d’habitation de Christiania, les convois de deux ou trois dizaines de camions des Travellers britanniques, les grappes solidaires de squats berlinois ou parisiens, les nuées de squatteurs sud-américains qui s’approprient une colline en une nuit, tous l’ont compris. Certains ordres de grandeur s’adaptent à certains buts et à certaines circonstances. Surtout, dès que les nombres deviennent importants, le bon fonctionnement ressemble à la définition de l’anarchisme selon Colin Ward : un entrecroisement de réseaux plutôt qu’un entassement de pyramides. Sans oublier qu’un groupe alternatif qui vit longtemps est un groupe qui a compris qui accueillir et qui rejeter, comment accueillir et comment rejeter, comment s’intégrer, comment s’allier, comment cicatriser départs et sécessions ; en d’autres mots, avoir compris que comme tout bon mariage, celui des idées et de la vie ne peut durer sans souplesse, sans imagination, sans pardon et sans courage.
Enfin, n’oublions pas le rôle de l’utilité dans le succès de l’idéologie : car les écoles alternatives ont tenu, semble-t-il, plus longtemps que bien des communautés qui se lançaient à la reconquête du monde. La simple difficulté de vivre avec des gamins qui ont faim, qui s’ennuient, qui réclament à chaque instant de faire quelque chose d’intéressant, semble être un excellent aiguillon à la survie.

Nestor Potkine qui aime qu’un livre le fasse rêver