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Jean-Luc Debry
Question de mots
Entretiens. Bernard Noel et Claude Margat (Éditions libertaires)
Article mis en ligne le 15 septembre 2009
dernière modification le 7 septembre 2009

L’ouvrage se présente comme une conversation entre Bernard Noël (qu’on ne présente plus) et Claude Margat (peintre, romancier, poète et essayiste, fin connaisseur de la culture chinoise).

Leur entretien combine fort adroitement digressions et cohérence. Dans cet échange qui renoue avec une tradition philosophique antique, comment ne pas songer en effet aux dialogues socratiques, circule une pensée fluide portée par une éthique rigoureuse et vivifiante. Elle s’enracine dans une culture et une pratique de la formulation qui, en ces temps de « déparlé », semble surgir d’une époque où penser était encore une activité respectueuse. Elle porte la marque d’une volonté de se tenir debout dans un monde sacrifié aux logiques de profits et aux totalitarismes mous. Le lecteur est immédiatement sous le charme de cette intelligence qui chemine modestement entre les mots. Nous entendons, en lisant cet opuscule, une pensée à deux voix structurée par une rigueur qui doit beaucoup à une pratique du verbe enracinée dans une capacité d’analyse politique d’une éblouissante clarté.

Bernard Noel s’exprime sur « les mystiques qui se retrouve dans la position du poète », et sur le fait que « le grand souci des religions comme des systèmes totalitaires avait été de contrôler la pensée ». Ou encore, sur le constat que ces mêmes systèmes n’admettaient pas « le doute » qui faisait de leur pensée « une pensée morte ». Nos compères parlent du même lieu, d’une voix cousine. Leurs timbres nous vient de cet interstice, entre conscience politique et conscience critique, au travers duquel Camus, en son temps, nous éveilla malgré les symphonies assourdissantes de Sartre, Aron et Breton. Ils parlent d’un lieu, d’où assurément, il ressort que la langue est une arme. Ils usent d’une langue commune qui articule sans emphase son miroitement dans une adresse à un ami complice, Claude Margat, attentif et à l’évidence partenaire jusque dans le rythme d’un timbre de voix que l’on imagine chaleureux et serein.

Il faut souligner avec force combien Claude Margat sait se mettre en retrait tout en se rendant indispensable, sans insister, mais sans pour autant s’enfermer dans un rôle de faire valoir. Il permet à Bernard Noel de déployer toute la finesse de sa réflexion et, en peintre qu’il est, sait apporter ici ou là la petite touche qui donne du relief, crée de la profondeur, contraste et nuance. Il est, dans son écoute et ses relances, au service d’une voix dont il épouse les aléas avec souplesse. Il se glisse dans la parole d’un Bernard Noël particulièrement inspiré et semble en anticiper les détours avec la grâce d’un maitre de ballet expérimenté.

De Bernard Noël, on ne doute pas de sa capacité à laisser poindre avec modestie ses fulgurances. Mais donner une telle cohérence à un ensemble qui eut pu, de prime abord, paraître complaisant et décousu n’est pas une mince affaire car le poète livré à lui-même n’eut sans doute pas pris autant de soin à rendre intelligible son regard sur ce qui l’anime et vit dans cette langue lorsqu’elle s’efforce, parce qu’on l’a fait sienne, d’être l’âme de notre liberté, liberté menacée, disputée, chichement accordée, mais liberté ici construite en conscience et dans l’expression d’une conscience présente à elle-même, lors même que l’ignorance est en passe de devenir un titre de gloire. D’autant que Claude Margat relance, rebondit, offre, invite, associe, avec précision, toujours fort à propos, en parfaite harmonie avec la douceur délicate d’une attention portée par sa propre évidence.

Le lecteur est le spectateur de leur amitié, et bien qu’à l’évidence, elle suppose de nombreuses années de connivence, il éprouve un sentiment de proximité qui lui permet de se sentir le tiers inclus. Ce livre que les Éditions Libertaires offrent à notre sagacité se présente comme un dialogue dont ne connaitra jamais l’origine, ni la fin, puisqu’il se poursuit à l’infini dans l‘éternité d’une exigence éthique telle qu’elle porte l’homme libre, de l’antiquité à nos jours, des cyniques à Ferrer, et à laquelle les idéaux libertaires donnent leur lettre de noblesse. Elle suit le cour des mots qui affleurent lorsqu’un poète et un peintre, remontant le file d’une pensée toujours soucieuse de se tenir au plus prés de l’essentiel, choisit avec un soin extrême la formulation avec laquelle elle s’exposera. Veillant tous deux à ne pas transformer leurs convictions en croyances dont on sait, et Bernard Noël nous le rappelle, qu’elles arment le pouvoir, tous les pouvoirs, indépendamment de la couleur des drapeaux sous lesquels elles prospèrent.

Ëtre l’ami du doute et des poètes est peut-être le dernier refuge qui nous reste, alors jouissons d’en être, et d’être encore capable d’écouter la musique de cette langue familière qui rend grâce aux mots de nous inspirer un désir de liberté irrédentiste.