Christiane Passevant : Quand as-tu pris conscience de ces mouvements de contestation ? En tant que militante, comment te définis-tu par rapport à ces tendances, pacifiste et armée ?
Nirmala Rajasingham : J’étais une militante indépendante de gauche et, jusque dans les années 1970, je ne soutenais pas le nationalisme tamoul. J’y étais même opposée, j’étais contre l’idée de séparatisme et de deux États séparés.
En 1977, il y a eu des pogroms contre les Tamouls, orchestrés par l’État. Puis l’armée fut déployée en grande partie dans le Nord et l’Est du pays, régions où vivent les Tamouls. En 1978-1979, le climat de répression et la militarisation des deux régions se sont amplifiés et les assassinats ont commencé. La gauche, dominée par la gauche cinghalaise, n’a pas réagi à cette violence perpétrée à l’encontre des Tamouls. Et nous avons été plusieurs militant-es à penser qu’il était temps d’apporter un soutien au mouvement tamoul. J’étais proche, moi-même et mon premier compagnon, de cinq différents groupes militants pour les droits des Tamouls. J’étais une militante connue et, pour des raisons complexes, je me suis rapprochée des Tigres. Après le vote d’une loi antiterroriste, j’ai été placée en détention et mise en cellule d’isolement pendant 22 mois en raison de mes liens avec le LTTE [1].
Christiane Passevant : Quand tu parles de soutien apporté aux Tigres, de quelle nature était-il ?
Nirmala Rajasingham : J’étais sympathisante et je participais à des activités illégales et clandestines. J’ai finalement été arrêtée pour avoir hébergé et soigné des militants LTTE blessés. À cette époque, le LTTE [2] se composait de vingt-deux hommes et notre maison représentait pour eux l’un des rares refuges sûrs. Les aider était très dangereux et très risqué. J’ai donc été arrêtée avec mon mari. Mais, j’ai pu m’évader avec l’aide du LTTE et suis partie à Chennaï (Madras), en Inde. En rejoignant le noyau du mouvement, j’ai vite réalisé que je n’y avais pas ma place. Mon compagnon se trouvait déjà sur place et était en désaccord avec les dirigeants.
Six mois après notre arrivée, nous quittions le mouvement. Ils assassinaient les dirigeants d’autres groupes protestataires, l’organisation était totalement antidémocratique et ils pratiquaient des attentats-suicides. Pour toutes ces raisons, nous avons quitté le mouvement. Pendant des mois, nous avons alors vécu clandestinement dans le Sud de l’Inde pour fuir à la fois les autorités et les membres du LTTE. Plusieurs personnes, dans la même situation, ont été assassinées par le LTTE. Comme la situation devenait trop dangereuse, je suis partie en exil en Grande-Bretagne [3].
Christiane Passevant : En quelle année ?
Nirmala Rajasingham : Je suis arrivée en Grande-Bretagne en 1986. Ma jeune sœur, Rajani Thiranagama, y était déjà. Sans doute influencée par mon engagement, elle était également une sympathisante du LTTE. En discutant ensemble, elle comprit les travers de l’organisation et nous avons pris nos distances avec le nationalisme tamoul. Cependant, elle décida de retourner à Sri Lanka. Rajani était médecin et enseignait la médecine à l’université de Jaffna.
Rajani Thiranagama
Ma sœur reprit donc son travail et écrivit des rapports sur les violations des droits humains par tous les groupes armés, qu’il s’agisse des Tigres ou de l’armée gouvernementale. Elle collectait des informations et, avec deux autres membres de l’université, a fondé l’association University Teachers For Human rights (Universitaires pour les droits humains). Elle est co-auteure d’un ouvrage collectif, Le Palmier brisé [4], le palmier représentant la résilience des Tamouls de Jaffna.
Éric Paul Meyer : J’ouvre une parenthèse pour dire que cet ouvrage, The Broken Palmyra, est le plus documenté sur la situation à Jaffna, vue de l’intérieur, dans les années 1980-1990 et que le site d’information universityteachersforhumanrights.org est à mon sens le meilleur sur ce qui se passe actuellement à Sri Lanka. [5]
Nirmala Rajasingham : Le livre critique tous les groupes armés, mais les Tigres ont décidé de l’assassiner. Les deux autres membres de l’association sont alors entrés en clandestinité et ont courageusement continué à donner des informations et à dénoncer les violations contre les droits humains. En 2007, l’association a reçu le prix Martin Ennals [6] pour son travail.
Après 1986, le LTTE a poursuivi le “nettoyage” des autres représentants des groupes de la cause tamoule. Ils sont devenus militairement très puissants et, de fait, les seuls représentants et défenseurs de la population tamoule. Au début des années 1990, ils ont décidé la liquidation de représentants des forces démocratiques, des membres du parti tamoul TULF, de parlementaires tamouls, de défenseurs des droits des Tamouls. C’est une longue liste de personnes engagées pour la cause tamoule qui ont ainsi été assassinées. Les Tigres poursuivaient leur objectif : être les seuls représentants des Tamouls en éliminant tous les groupes et toutes les personnes crédibles.
C’est ce qu’exprime ma chanson : Les Tigres ne sont plus, mais en supprimant tous ceux et celles qui avaient le potentiel de changer les choses, ils ont nuit aux Tamouls. C’est ce vide qui est décrit dans la chanson. L’organisation du LTTE était très autoritaire et extrêmement répressive à l’encontre des Tamouls. Certains parlent de tendances fascistes faisant référence au contrôle totalitaire que l’organisation exerçait, de même qu’au culte du suicide et de la personnalité. L’organisation est peu à peu devenue une force parasite vivant de la population, mais sans lui apporter d’aide réelle. Et c’est là que la diaspora intervient, car c’est grâce à son soutien que les Tigres sont devenus très puissants. La diaspora ne tenait pas compte de la souffrance de la population à l’intérieur du pays.
Christiane Passevant : Avec la fin de la guerre entre les Tigres et les forces gouvernementales, peut-on espérer qu’une dynamique permette de réaliser la réunification du pays ? La diversité va-t-elle générer un nouveau départ et une cohabitation dans la paix ? Il est question des violences exercées par les Tigres, et celles de l’État ? Quelle évolution s’ébauche dans le pays ?
Nirmala Rajasingham : Hormis les pogroms orchestrés par l’État [7], il n’existe pas d’animosité au sein de la population. Ce n’est pas la même situation qu’en Israël/Palestine. Les gens travaillent et vivent ensemble. Au moment du tsunami, les victimes tamoules étaient nombreuses dans l’est du pays, sur les côtes, et les premiers secours vinrent des Cinghalais. Je sais que, parmi les communautés musulmane et cinghalaise, beaucoup ressentent une infinie tristesse et même de la solidarité vis-à-vis de la population tamoule pour ce qu’elle a enduré durant la guerre civile. Mais l’État, c’est un autre problème.
Le gouvernement actuel s’est allié avec deux partis nationalistes cinghalais bouddhistes — dont l’un est un parti de moines bouddhistes — jusqu’alors politiquement marginalisés, et leur a accordé une place sur le devant de la scène politique afin de poursuivre la guerre. La reprise de la guerre, en 2006 [8], a mis de côté toute la question ethnique et a axé tout le discours officiel sur la guerre contre le terrorisme. La question ethnique n’apparaissait plus et aucune discussion politique sur les causes de la guerre n’était abordée, ni sur les résolutions possibles du conflit. Le gouvernement a en quelque sorte surfé sur le concept occidental de guerre contre le terrorisme.
Christiane Passevant : Aucun échange ou tentative de résolution politique n’a eu lieu ?
Nirmala Rajasingham : Avant 2006 et la reprise du conflit, il y a eu des discussions. Le processus de paix coordonné par la Norvège [9] n’a rien donné. Le président Mahinda Rajapakse a mis en place un autre processus qui impliquait tous les partis politiques (EPRC), mais en 2006, il décida de stopper net tous les pourparlers en choisissant la solution de la guerre jusqu’au bout, sur le thème de l’antiterrorisme. La guerre sépare toujours les communautés alors que les discussions politiques ont le potentiel de les rassembler.
À présent, nous sommes dans l’attente des décisions de l’État, s’il opte pour la réconciliation et amorce un débat national pour trouver des solutions politiques. Une chose est certaine, les ultranationalistes bouddhistes sont dans le déni du problème tamoul. Pour eux, la guerre était contre le terrorisme et la victoire des forces gouvernementales éradique le problème. Le gouvernement actuel est hélas très lié aux militaires qui tiennent souvent ce type de raisonnement. Du côté tamoul, la population est totalement dévastée, sans énergie ni volonté politique.
Christiane Passevant : La situation est désespérée et les enjeux très complexes. D’un côté, une population qui subit toujours les conséquences désastreuses de la guerre civile, avec les camps et la suspicion d’avoir appartenu aux Tigres, les blessés… Et de l’autre aussi l’espoir d’une reconstruction dans la paix…
Éric Paul Meyer : Une chose me choque particulièrement dans cette situation, c’est le cas de ces trois médecins, payés par le gouvernement et appartenant à un service gouvernemental. Ils ont continué d’exercer leur travail dans la zone occupée par les Tigres. Cela peut paraître étonnant, mais le gouvernement a maintenu, lorsque c’était possible, une administration, des hôpitaux et du personnel hospitalier dans les zones contrôlées par les Tigres. Ces trois médecins, qui ont soigné presque jusqu’au bout les innombrables blessés dans cette poche située entre les forces gouvernementales et les Tigres qui les tenaient en quelque sorte en otage, ces trois médecins, qui ont fait leur travail, se trouvent aujourd’hui aux mains de l’armée, interrogés sous prétexte de diffusion à l’extérieur d’informations faisant état des nombreuses violences de l’armée gouvernementale. Dans cette poche, où tant de personnes étaient concentrées, les Tigres étaient mêlés à la population, leurs pièces d’artillerie étaient installées dans cette zone, et l’armée a bombardé cette zone en prétendant le contraire. Et les médecins l’ont signalé. Aujourd’hui, les services de renseignements les détiennent et cela me semble être le signe de tendances totalitaires du gouvernement actuel.
Christiane Passevant : Et où sont ces gens échappés de « la nasse où ils étaient enfermés », comme tu l’écrit dans ton article ? Se trouvent-ils dans des camps de réfugiés ? Lesquels et dans quelles conditions ? Peuvent-ils rejoindre leurs villages, retrouver leurs maisons ou ce qu’il en reste après les bombardements ? Les ONG ont-elles accès à ces personnes ? Quelles sont les aides apportées ?
Éric Paul Meyer : Il faut distinguer les différents camps. D’abord le grand camp de Manik Farm qui se trouve à Vavuniya et rassemble des centaines de milliers de personnes, où le HCR et la Croix rouge sont présents avec des moyens insuffisants certes, mais des moyens quand même. D’autres camps existent où sont enfermées des personnes suspectées d’avoir été des militant-es Tigres. Mais, parmi celles-ci, combien ont été enrôlées de force ? Les Tigres exigeaient un, deux, trois enfants des familles qui vivaient dans les zones occupées. Tout le problème est là. Que fera le gouvernement de ces jeunes [10] ? Et des personnes âgées, des femmes et des bébés qui vivent dans les camps et des conditions plus que précaires ? Que fera-t-il des enfants orphelins ? Le problème social est gigantesque.
Christiane Passevant : Ces zones, qui jusqu’à présent étaient interdites aux ONG et aux journalistes, sont-elles ouvertes ? Peut-on s’y rendre ?
Nirmala Rajasingham : Les journalistes ont un accès très limité aux camps, les ONG sont autorisées à se rendre dans certaines zones. Mais, il n’y a aucune transparence pour les opérations militaires dans les camps, par exemple concernant le filtrage de personnes suspectées d’être des militant-es LTTE et leur déplacement dans des endroits inconnus. Cela est très inquiétant. Le gouvernement veut contrôler cette population afin d’en extirper les éléments Tigres ou pro-Tigres, ou simplement suspectés de l’être. La répression n’est pas le meilleur moyen, il y en d’autres. Le gouvernement doit aider à la réhabilitation des personnes, leur permettre de reconstruire leur vie, leur apporter un soutien humanitaire, et enfin adopter des solutions justes pour un changement politique.
Christiane Passevant : Ce gouvernement en a-t-il les moyens et la volonté ? Quant aux soutiens extérieurs, de l’Inde, de la Chine, quels en sont les enjeux réels ? Quels sont les intérêts du gouvernement actuel de mettre en place les moyens d’une réconciliation nationale et adopter des solutions politiques justes pour l’ensemble de la population sri lankaise ? En particulier pour cette partie de la population « dévastée », comme tu l’as dit Nirmala ? Cela ne peut se faire que dans le cadre d’une réelle volonté politique, pas seulement avec des mots.
Nirmala Rajasingham : Si le gouvernement veut gouverner la population tamoule, s’il veut acquérir une légitimité, il doit faire un effort important pour reconstruire et aller vers la réconciliation. Autrement il n’y a pas de solution et le gouvernement doit en être conscient.
Éric Paul Meyer : Il ne faut pas oublier qu’en 2005 ce président et ce gouvernement ont été élus avec une majorité de 51 % des voix. Ils ont d’ailleurs été élus en partie en raison de la consigne d’abstention donnée par les Tigres, sinon ils n’auraient pas gagné les élections. La majorité électorale était faible en 2005. Il est fort possible que dans l’euphorie de la victoire, cette majorité pourrait être plus importante, mais pour combien de temps ? Un gouvernement réaliste devrait comprendre que cela ne durera pas éternellement et qu’il n’a pas nécessairement l’appui de la totalité de la communauté cinghalaise et évidemment pas celui des communautés minoritaires. Par conséquent, il serait de bonne politique de la part du gouvernement de faire très rapidement plus que des gestes et de passer à l’action sur des points très précis.
Il y a un certain nombre de domaines dans lesquels il pourrait agir, sans parler de la question immédiate de tous ces réfugiés à qui il faut permettre de rentrer le plus vite possible dans leurs villages. Il ne faut pas oublier que ces gens ont souvent été déplacés deux ou trois fois. Ils sont pour beaucoup originaires de la plaine de Jaffna, ils ont dû de suivre les Tigres dans le Vanni, maintenant ils sont dans les camps. Où sont les villages d’origine de ces personnes ?
Christiane Passevant : Et quel sera l’état des maisons et des villages dans les anciennes zones de combats ?
Éric Paul Meyer : pour cela aussi, le gouvernement doit agir très vite.
Nirmala Rajasingham : Quand la population rentrera, en particulier dans la région du Vanni, elle trouvera une région complètement dévastée. Il faudra redémarrer la vie économique et recommencer la vie sociale à zéro. Et plus grave encore, ce sont les nombreuses personnes handicapées à vie, à la suite de blessures causées par les bombardements qui ont touché des zones de population civile très concentrée. Apparemment, et selon les Nations unies, le phénomène est d’une ampleur inquiétante. Et l’on ne sait pas comment régler ce drame. Le gouvernement, qui a pourtant des problèmes financiers, n’accepte pas l’aide étrangère.