« Les affirmations du Président iranien ne sont pas en retrait de Mein Kampf de Hitler » déclare le Président du Conseil des Juifs de France [1]
On aurait pensé qu’une personnalité provenant d’une communauté jalouse de défendre le caractère unique de la Shoah, qui n’aurait pas concerné les Gitans par exemple, prendrait plus de précautions dans le choix de ses comparaisons.
Les raisons d’un tel rapprochement ? Une déclaration attribuée au Chef de l’Etat iranien : « Israël doit être rayé de la carte ». On la trouve dans Le Monde du 27 octobre 2005, [2] Le journal ajoute que la France, la Grande-Bretagne et l’Allemagne ont, à l’unisson des Etats-Unis, condamné les déclarations du président iranien. La même position a été adoptée par l’Unoin Européenne, la Russie, le Conseil de Sécurité des Nations Unies et Kofi Annan, le Secrétaire général des Nations Unies. [3]Naturellement, la position la plus dure est venue d’Israël qui a réclamé l’expulsion de l’Iran des Nations Unies. [4] : « Le président iranien Mahmoud Ahmadinejad, qui a déclaré il y a peu qu’Israël devrait être rayé de la carte, doit garder à l’esprit que son pays peut lui aussi être détruit, a déclaré le vice-Premier ministre israélien Shimon Peres. » [5] Il ajoute : « (L’Iran) représente en fait une menace pour le monde entier, pas que pour nous. »
Journal de gauche américain, The New Republic, qui en 1990 avait représenté Saddam Hussein en lui retouchant la moustache pour le faire ressembler à Hitler, offre à ses lecteurs, un Président iranien aux yeux vicieux, aux oreilles pointues et doté de crocs, sans aucun rapport d’ailleurs avec l’article qu’il prétendait illustrer. [6] La comparaison avec le diable est faite aussi par Shimon Pérès [7]...
Un ouvrage du pasteur texan John Hagee, Jerusalem Countdown : A Warning to the World, présentant M. Ahmadinejad comme l’Antechrist, paru en janvier 2006, avait déjà vendu un demi million d’exemplaires deux mois après. [8]
Toutes ces affirmations font écho aux positions cruciales adoptées par George Bush, qui a placé l’Iran dans « L’Axe du Mal », tout de suite après l’Iraq et avant même la Syrie. Le Président américain a soufflé le chaud et le froid, affirmant en même temps qu’il n’était pas question de guerre mais que toutes les options étaient possibles. Il a même été jusqu’à dire : « la menace provenant de l’Iran est, bien sûr, leur objectif déclaré de détruire notre grand allié, Israel. C’est une menace, une menace sérieuse, une menace contre la paix du monde : c’est une menace, par essence, contre une forte alliance. J’ai fait clairement savoir, je le ferai clairement savoir de nouveau, que nous utiliserons la force militaire pour protéger notre allié, Israël ». [9] Les propos prêtés au Président iranien ont en effet été tout de suite interprétés par les USA comme justifiant les inquiétudes au sujet du programme nucléaire iranien.
Propagande américaine ? Toujours est-il que les propos ont également été cités par Al Jazeera . [10] Mais était-ce bien la phrase prononcée par Ahmadinejad ?
Comment peut-on être Persan
Connaissez-vous le persan ? Comment vous fier à la traduction des interprètes occidentaux ? L’histoire récente n’a que trop d’exemples de manipulations et d’erreurs pour ne pas demander un examen sérieux.
Nous disposons de deux versions, l’une en persan, de l’Agence d’Information des Etudiants Iraniens, [11] l’autre en anglais. On peut supposer que la version persane est le texte officiel : s’il a pu être remanié, ce que personne n’a signalé à notre connaissance, cela ne serait pas exceptionnel. C’est une pratique assez courante dans les documents officiels. Il existe plusieurs traductions en anglais, dont nous ne retiendrons que deux, celle du New York Times et celle d’un Centre de Recherche, le Middle East Media Research Institute. [12]
Selon le New York Times, le discours d’Ahmadinejad a été donné le 26 octobre 2005 à l’occasion d’une conférence aux Associations d’Etudiants Islamiques, à Téhéran, sur « Un Monde sans sionisme ». La traduction a été faite par Nazila Fathi, du bureau de ce journal à Téhéran.
Les enjeux
Le discours du Président commence ainsi :
« Nous devons examiner les vraies origines de la question de la Palestine : s’agit-il d’un conflit entre un groupe de Musulmans et de non Juifs ? Est-ce un conflit entre le judaïsme et d’autres religions ? [...] Je devine que la réponse à ces questions est ‘non’ ». [13]
Il n’est donc question ni d’un conflit ethnique ni d’un conflit inter religieux.
De quoi s’agit-il alors ? Pas exactement d’un conflit de civilisation mais d’une lutte de libération du monde musulman contre un oppresseur mondial, lutte de cent ans, où la Palestine représente le front majeur de la nation islamique [Umma] contre l’oppresseur.
Ce n’est donc pas une guerre de religion mais la volonté d’une religion donnée, l’Islam, notamment de sa branche chiite au messianisme déclaré, de se libérer de son oppresseur (que la traductrice précise être les Etats-Unis, qui bénéficient, - selon Ahmadinejad,- de l’accord de nombreuses nations, y compris musulmanes).
Les moyens
Venons en à la phrase litigieuse. La traduction du New York Times est :
« Notre cher Imam [Khomeiny] disait que le régime d’occupation devait être balayé de la carte et ceci était une déclaration très avisée » [14]
Première alerte : l’expression « balayer de la carte » s’applique à un Etat, pas à un régime. On parle plutôt, dans ce cas, de changement. L’expression « balayé de la carte », largement reprise par les médias, a un sens très dramatique et même menaçant : c’est proprement tout annihiler.
Comparons alors avec la traduction de l’Institut de Recherche sur les Medias du Moyen-Orient (MEMRI) ; le mot carte est absent :
Imam [Khomeini] disait : ‘Ce régime qui occupe Qods [Jerusalem] doit être éliminé des pages de l’histoire’. Cette phrase est très avisée. [15]
Nulle question de carte donc.
Néanmoins, le MEMRI, dirigé par un ancien officier des renseignements israéliens, vise à orienter les pouvoirs publics américains dans une certaine direction,manipule aussi la version originale. Sont supprimées, par exemple, les allusions du discours au soutien par les Etats-Unis du régime oppressif du Shah. D’autres passages sont mis en exergue, sans référence à leur contexte, et entrelardés d’allusions non pertinentes, ce qui est pour le moins curieux de la part d’un Centre de Recherche supposé scientifique. Le texte suivant est en effet mis en avant comme une sorte d’en-tête :
Très vite, cette souillure de honte [c’est-à-dire Israël] sera épurée du centre du monde islamique - et ceci est réalisable. [16]
Or, la souillure dont il s’agit n’est pas Israël, mais le régime sioniste. Nous sommes bel et bien devant une manipulation, largement reproduite sous des formes diverses dans l’ensemble de la presse. Selon une traduction indépendante, la phrase litigieuse peut être traduite comme : « le régime d’occupation doit disparaître de l’arène du temps ».
D’autres manipulations peuvent encore être mentionnées. Par exemple, dans une traduction allemande, on parle de « vagues d’assaut » (le MEMRI parle de « vagues de moralité ») alors qu’il s’agit clairement de spiritualité.
Vérifier les affirmations d’Ahmadinejad n’est pas simple question d’honnêteté et moins encore d’acrobatie linguistique, de discussion vaine. Que nous le considérions comme un adversaire ou non, il importe à tous de connaître, sinon ses convictions intimes, du moins ses intentions déclarées. Ne serait-ce que pour en tirer des conclusions.
Pour le Président iranien, la lutte religieuse de libération [17] vise non pas à rayer Israël mais à supprimer le régime sioniste, considéré comme un régime d’occupation.
Comment doit s’opérer cette libération ? Voici ce que dit le texte anglais :
La question de la Palestine n’est pas du tout tranchée. Elle le sera le jour où un gouvernement palestinien, qui appartient au peuple palestinien, viendra au pouvoir ; le jour où tous les réfugiés reviennent dans leurs maisons ; un gouvernement démocratique élu par le peuple accède au pouvoir (je souligne). Bien sûr, ceux qui sont venus de loin pour piller cette terre n’ont aucun droit de choisir pour cette nation.
Il y a beaucoup de points détestables dans ce texte, notamment aucune compassion pour les populations juives nées dans le territoire que l’on veut voir expulsées : aux nations coupables de la Shoah de leur fournir un espace. Cela n’est pas d’ailleurs sans évoquer la situation des millions de colons qui furent contraints de quitter les colonies après leur indépendance, même s’ils n’étaient pas « des exploiteurs ».
C’est une vision nationaliste, avec tous les maux que ce terme engendre : perspective de guerres à venir en vue d’établir des « frontières » et droit du sol posé dans les mêmes termes que les sionistes, à savoir fondé sur un passé plus ou moins récent. Toute autre personne est un « sans papiers ».
C’est aussi une conception religieuse totalitaire, qui écarte tout Palestinien athée ou simplement laïc. Autrement dit, M. Ahmadinejad décide à la place des Palestiniens ce que sera leur pays.
Tout cela est détestable, inacceptable, mais il n’y a nulle part dans le discours une quelconque allusion à une éradication d’Israël par la guerre, et encore moins par une attaque nucléaire comme veulent le faire croire certains dirigeants politiques. Il s’agit d’un changement de régime, entrevu en deux étapes : le retour des Palestiniens et le mode électoral. [18]
Pourquoi cette diabolisation ?
Il est clair que les médias dominants mènent un discours de diabolisation. A propos du nucléaire, on parle de « crise iranienne » alors qu’il s’agit d’abord d’une « crise des puissances nucléaires ». On mentionne à chaque occasion des interventions iraniennes en Iraq, destinées à alimenter les troubles, sans jamais en trouver les preuves. [19] On accuse l’Iran de financer et d’armer le Hezbollah, mais on ne signale pas les financements américains et les fournitures d’armes à Israël.
Le tableau ainsi dressé s’efforce de tisser des liens avec le terrorisme, présente le pays comme dirigé par des fanatiques et une menace non seulement pour Israël mais pour le monde entier.
Veut-on préparer l’opinion à une guerre, en dressant des parallèles avec Saddam Hussein et en recyclant les discours belliqueux du passé ? De toute façon, on s’efforce de décrédibiliser l’Iran :
ou bien ils préparent la guerre et il faut donc les attaquer,
ou ils ne la préparent pas,
donc ils bluffent,
donc ils n’ont pas les moyens de la faire
raison de plus pour les attaquer avant qu’ils ne les aient.
Ne nous faisons pas d’illusion : l’opinion des peuples, y compris celle des Américains, n’a aucune importance aux yeux des dirigeants. Ce ne sont pas eux qui supportent les coûts de la guerre ; et même quand ceux-ci s’avèrent catastrophiques, la guerre n’est pas sans procurer des avantages aux classes dominantes d’une société. Ne serait-ce que parce qu’elle permet de museler l’opinion par la censure et les oppositions au nom de la sécurité.
Ronald Creagh