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Christiane Passevant
SRI LANKA (1) Réunification nationale pour construire un futur ?
Entretien avec Nirmala Rajasingham et Éric Paul Meyer
Article mis en ligne le 15 septembre 2009
dernière modification le 21 septembre 2009

Mai 2009 : « Une centaine de milliers d’habitants [a] pu s’échapper depuis la mi-avril de la nasse où ils étaient enfermés ; ils ont rejoint, dans des conditions sanitaires dramatiques, les zones tenues par les troupes gouvernementales. Beaucoup ont traversé la lagune qui séparait la bande côtière où ils étaient entassés de la terre ferme, après avoir franchi les tranchées et les levées de terre édifiées à la hâte par les LTTE [Mouvement des Tigres de libération de l’Eelam Tamoul] pour arrêter l’avance des troupes gouvernementales et empêcher les civils de s’enfuir. Beaucoup ont été victimes des bombardements de l’armée, des tirs des Tigres et de la situation sanitaire et alimentaire désastreuse. Il reste environ 2 000 personnes dans les hôpitaux, sur les 12 400 blessés et leurs familles que le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) a évacués depuis la zone des combats. [1]

Le Nord du pays est en proie aux combats entre les forces gouvernementales sri lankaises et les combattants LTTE. Toute une population est prise en otage et, sur place, pas de témoins extérieurs. Ni les journalistes indépendants, ni les ONG ne sont autorisés à pénétrer à l’intérieur de la zone des combats. Et les informations soulèvent évidemment des questions sur la manipulation des médias à but de propagande, des deux côtés.

Après la défaite des LTTE et la fin des combats, les questions, les inquiétudes demeurent sur les conséquences politiques et sociales du conflit, et sur l’espoir de réunification du pays qui a subi plusieurs décennies de guerre civile et la répression de l’État [2].

Quel est l’avenir immédiat des populations déplacées ? Le retour dans les villes et les villages touchés par les combats est-il possible ? L’armée a-t-elle utilisé des armes chimiques dans la zone Nord-est ? Quelles sont les conditions sanitaires dans les camps de réfugiés ? Un risque de repli communautaire est-il à craindre ? Que signifie la diversité sri lankaise pour une population — chrétiens, Burghers, Malais, Tamouls des plantations — qui ne se sent pas représentée dans son ensemble par un gouvernement qui prône l’identité cinghalaise bouddhiste ?

Quelle sera l’attitude des Tigres de la diaspora ? Il semble en effet qu’un décalage règne entre les analyses sur la situation, selon qu’elles parviennent de l’intérieur ou de l’extérieur de Sri Lanka.

Autre enjeu majeur, le soutien de la Chine au gouvernement sri lankais actuel : est-il basé sur des accords d’échange concernant le Nord du pays ? Repose-t-il sur la situation stratégique de l’île ?

L’occultation de la situation économique nationale par le gouvernement, qui semble uniquement dans une logique de guerre, s’ajoute à la crise économique mondiale. Logique de guerre à relent nationaliste dont les conséquences sont à l’évidence une difficulté supplémentaire pour unifier la population de Sri Lanka.

Les informations et les analyses soulignent la situation cruciale et dramatique de la population sri lankaise car, une fois encore, comme dans d’autres pays, où sévissent des guerres de pouvoir, les civils sont les principales victimes, à court et à long terme.

Dans un premier temps, Éric Paul Meyer [3] revient sur le contexte historique et politique de l’île pour donner des repères et des éléments afin de mieux comprendre la situation actuelle, les origines du conflit et la période postcoloniale [4].

Nirmala RajasinghamNirmala [5] , activiste pour les droits humains et militante du SDLF (Sri Lanka Democracy Forum), témoigne à la fois de l’impasse où se trouve son pays et de l’attente immense suscitée par la fin des violences de la guerre civile. « Le cœur et les symboles brisés, on ne sait plus où aller. Je crois que c’est la situation actuelle du peuple tamoul de Sri Lanka. Nous avons l’immense tâche de la reconstruction, il faut tout reprendre depuis le début. Mais reconstruire un futur nécessite une réunification nationale, pour que toutes les communautés vivent en paix, puissent cohabiter et coexister pacifiquement. [6] »

Christiane Passevant : Je me suis servie de tes articles pour présenter l’émission, notamment ceux parus dans Le Monde diplomatique et sur son blog qui apportaient un éclairage différent, même si tu n’es pas sur le terrain comme tu le soulignes. La zone des combats était n’importe comment interdite d’accès.

Éric Paul Meyer : Je n’aurais en effet pas pu pénétrer dans les zones touchées par le conflit. Je connais Sri Lanka [7] depuis 1975, année de mon premier séjour. J’y ai été accueilli par des Cinghalais, mais aussi par des Tamouls, des Burghers et, tout de suite, j’ai senti ce qui me semble être fondamental dans la culture de ce pays : son caractère multiculturel, résultat d’une très longue histoire où il y a eu beaucoup de tensions entre les communautés [8]. Néanmoins c’est une société fondamentalement multiculturelle. Ma vie professionnelle, en tant que chercheur, puis comme enseignant, a été parallèle à la montée des violences, de la guerre et elle se termine avec la fin de la guerre. J’espère que c’est la fin de la guerre. Ces trente dernières années, j’ai donc été très touché par tout ce qui s’est passé à Sri Lanka. Je suis d’ailleurs arrivé le jour de l’assassinat du maire de Jaffna par les Tigres. C’est le point de départ du conflit.

Christiane Passevant : C’est le point de départ d’une des phases de l’histoire sri lankaise, toutefois il est nécessaire de revenir à des repères antérieurs pour mieux comprendre le Sri Lanka actuel depuis l’indépendance, de même il faut analyser la part de responsabilité du colonialisme britannique dans la situation d’aujourd’hui.

Éric Paul Meyer : Cela aurait pu être le colonialisme portugais, hollandais ou français, mais la responsabilité du colonialisme britannique est importante. Si l’on remonte loin dans le passé, les deux communautés linguistiques — il ne s’agit pas de races — se situent principalement dans le Nord et l’Est du pays pour la langue tamoule et dans le reste du pays pour la langue cinghalaise, qui n’est parlée qu’à Sri Lanka et dérive du Nord de l’Inde. [9]

Quand les locuteurs sont-ils arrivés ? Personne n’en sait rien et c’est un faux problème car, en fait, ce n’est pas parce que l’on est arrivé avant les autres que l’on a plus de droits. Les premiers habitants de l’île sont sans doute les aborigènes qui se sont peu à peu fondus dans la population. La communauté de langue cinghalaise, qui aujourd’hui représente à peu près 75 % de la population, a été marquée très tôt par le bouddhisme qui fut la religion des rois, puis celle du peuple. La majorité de la population de langue cinghalaise est bouddhiste. Il y a une minorité chrétienne, mais il faut compter 70 % de bouddhistes dans l’île. La communauté de langue tamoule, qui a toujours beaucoup circulé entre l’Inde du Sud et Sri Lanka, n’est pas bouddhiste alors qu’elle l’a été en partie dans le passé. Beaucoup de bouddhistes tamoules furent célèbres durant l’Antiquité.

Mais, à présent, les locuteurs de langue tamoule sont soit hindouistes, pratiquant le culte de Shiva, soit convertis au christianisme — depuis le XVIe siècle, sous l’influence des Portugais. Des musulmans parlent aussi le Tamoul, mais ne s’identifient pas à la cause tamoule. Enfin il y a les Tamouls introduits par les Anglais au XIXe siècle pour travailler sur les plantations de café et ensuite de thé. C’est une complexité extraordinaire à laquelle s’ajoute une pincée de Malais, arrivés au XVIIIe siècle, un certain nombre de Hollandais qui eurent des enfants avec des Sri Lankaises — les Burghers—, plus quelques autres petites communautés. C’est une palette très diversifiée de populations.

Christiane Passevant : Quand on décrit la population sri lankaise, il faut donc avoir en tête cette diversité, qui existe aussi à l’intérieur même des « communautés » — bien qu’il faille se méfier de ce terme — et est la caractéristique de la population de l’île.

Éric Paul Meyer : À la fin du XVIIIe siècle et au début du XIXe siècle arrivent les Anglais. Ils s’emparent des côtes, comme auparavant les Portugais et les Hollandais qui ont laissé des noms de famille, des villes et des conversions au christianisme. Le but des Anglais est de rentabiliser l’économie de Ceylan et d’en tirer un maximum de profit. Ils sont dans une logique mercantile et vont créer des plantations sur toutes les montagnes de l’île. Ils rasent d’abord la plus grande partie des forêts et provoquent une catastrophe écologique en prenant aux villageois leurs terrains de parcours, de chasse, là où paissent les buffles et où ils récoltent le miel. Ces villageois, Cinghalais pour la plupart, notamment aux environs de Kandy (montagne en Cinghalais), sont ainsi restreints à leurs villages, leurs rizières, leurs jardins et sont privés des régions de montagne.

Écossais en majorité, les Britanniques s’installent et créent leurs plantations. Les villageois n’ont évidemment pas envie de travailler sur ces plantations qui les privent de leurs domaines. D’autant que ces colons sont encore dans la logique esclavagiste et pensent que la rentabilité exige d’avoir des esclaves. Or l’esclavage étant aboli, ils contournent le problème et font venir des travailleurs du Sud de l’Inde, des coolies, mot tamoul qui signifie le prolétaire qui ne possède rien en dehors de sa force de travail. Ces coolies arrivent de plus en plus nombreux avec leurs familles et forment une nouvelle communauté tamoule des montagnes. Il était prévisible que les villageois cinghalais et les coolies ne s’entendent guère. Et lorsque le pays ira vers son indépendance, que feront les politiciens cinghalais ? Les Cinghalais représentant 75 % de la population, les politiciens disent aux villageois : « vous êtes exploités par les Anglais, par les Tamouls [certains étant devenus comptables ou faisant du commerce], reprenez à présent vos droits dans votre pays et vous allez coloniser les terres inhabitées entre la région tamoule et la région cinghalaise ».

Autour des vieilles villes royales — Anuradhapura et d’autres au centre nord —, des zones étaient pratiquement inhabitées. C’était la jungle où demeuraient des restes historiques remontant à la période des rois. Avant l’indépendance, les politiciens cinghalais ont, avec l’appui des Anglais, construit des barrages, ou restauré les anciens, et créé ainsi des colonies de peuplement composées presque uniquement de Cinghalais venus des régions de plantations. On donne aussi aux Cinghalais de nouvelles terres vers le centre nord et les Tamouls de cette région en déduisent : « les Cinghalais nous dérobent nos terres ». C’est une des raisons, avant l’indépendance, de la tension entre Cinghalais et Tamouls. Les Tamouls ont eu le sentiment qu’on leur prenait leurs terres. Ces terres n’étaient généralement pas occupées, mais des villages tamouls ainsi quelques cinghalais étaient installés dans ces zones. Tout était mélangé.

Christiane Passevant : Mais ces terres distribuées — de la jungle pour une grande partie — appartenaient à tout le monde et soudain elles deviennent des propriétés privées. On connaît la pratique des colonies de peuplement dans d’autres pays et c’est toujours un problème.

Éric Paul Meyer : C’est ce à quoi je pensais. Le phénomène des colonies de peuplement est toujours un problème. Un an après l’Inde, l’île gagne son indépendance, en 1948. Les Anglais mettent en place un système démocratique et l’on pourrait discuter de la démocratie sri lankaise calquée sur Westminster. Rapidement, des partis cinghalais avancent l’idée que les Cinghalais doivent être représentés dans les mêmes proportions — 75 % — au sein des instances du pays. Pour cela, ils vont jouer sur la corde nationaliste cinghalaise, contre les Tamouls, pas seulement contre ceux des plantations, mais aussi contre les Tamouls du Nord de l’île.

À Jaffna, les terres n’étant guère fertiles, les familles poussaient leurs enfants à faire des études en anglais. Beaucoup réussirent, obtinrent des diplômes et furent employés dans l’administration coloniale de Ceylan. Ce fut le même fonctionnement en Malaisie et dans d’autres pays. À l’indépendance, les politiciens cinghalais soulignèrent l’importance des positions des Tamouls de Jaffna ; l’idée étant d’arrêter leur recrutement.

En 1956, une loi décrète le Cinghalais seule langue officielle [10] . Le Tamoul, langue pourtant importante dans le pays, n’est plus reconnue. C’est la seconde raison de la révolte des Tamouls qui disent : « d’abord, on nous prend nos terres et maintenant c’est notre culture ». Le mouvement identitaire tamoul démarre en 1956, d’abord non violent, dans la lignée de Gandhi.

Et, progressivement, comme rien ne se passe du côté du gouvernement — les politiciens continuant d’exploiter la fibre cinghalaise —, le mouvement devient militant armé à partir des années 1970.

Mais en plus du mouvement militant armé tamoul, un mouvement révolutionnaire cinghalais, le JVP [11], se déclenche en 1971, formé de militants admirateurs de Guevara. On les appelle couramment les Guévaristes. Leur insurrection est écrasée par le gouvernement de l’époque. Il existe donc deux mouvements de contestation radicale, le JVP et les Tamouls.