Dès les premiers plans du film, Change, [1] c’est la grève, la grève pour sauvegarder les emplois et empêcher la liquidation de l’usine. Après des appels au calme lancés par le préfet, c’est l’affrontement brutal avec les forces de l’ordre. Change, un cinéma sur fond de réalité sociale en Roumanie. On pourrait résumer le film ainsi, mais l’histoire est plus complexe. Change, c’est changer de système, changer de l’argent, changer de société… L’étude des personnages en montre toute l’ambiguïté, la frontière entre naïveté et veulerie est bien étroite.
Mais repartons du commencement…
Une usine ferme dans une petite ville roumaine, les ouvriers sont licenciés et Emil, qui était tourneur, se retrouve au chômage. Ana, sa compagne, perd également son emploi et voilà une famille de la classe ouvrière (?), moyenne (?) devant l’urgence de faire des choix qui engagent leur vie : rester dans un pays en pleine mutation ou partir à l’étranger ?
Dans un premier temps, Ana, Emil et leur fils, Dorin, s’installent chez les parents d’Ana, après avoir vendu leur appartement et leur voiture. Ils ont beau envisager maintes solutions, la plus tentante leur paraît être d’émigrer en Australie pour un nouveau départ dans un pays qui, à leurs yeux, présente des opportunités. Mais il faut, pour ce projet, obtenir des visas et changer en dollars leur petit pécule. Emil se rend donc à Bucarest… Une aventure qui laisse augurer du pire pour ce provincial crédule. Ce n’est pas Candide au pays des soviets, mais Candide plongé dans le capitalisme sauvage de l’Europe de l’Est.
Histoire banale dans un pays qui passe du capitalisme d’État au libéralisme débridé où chacun et chacune s’en tire comme il/elle peut. Dans ce marasme social présenté comme une liberté — pour qui ? peut-on se demander —, il faut vivre, ou plutôt survivre. Les principes de solidarité, de partage disparaissent totalement sous des critères qui sont la débrouille, l’arnaque, l’arrache, les magouilles et l’exil.
Le règne de l’escroquerie bat son plein. Tout s’achète et tout se vend et c’est ce qu’intègrent rapidement les personnages, otages d’un système qui dérape. Mensonges, vols et même meurtres se perpétuent dans une société sans repères et sans règles. Le film pose la question des méfaits du libéralisme dans une société jadis assujettie à un régime à la fois liberticide et protectionniste.
L’étude des mentalités renvoie à des interrogations qui impliquent un certain malaise : quelles sont effectivement les conséquences d’une « transition » violente sur les personnes ?
Dans son film, Nicolas Margineanu décrit une réalité sociale ordinaire, mais exceptionnelle. Un nouveau système s’installe sur la déliquescence d’un ancien, d’où découlent des effets sur la population. Lors de son interview, en octobre 2008, Margineanu a insisté sur son souci de réalisme : « L’important est de montrer la réalité, sans morale. Il s’agit de décrire une situation donnée, vécue par un personnage qui subit un changement. Il existe de nombreux cas semblables en Roumanie. Catalin Cocris, le scénariste, m’a proposé le synopsis, ensuite nous avons collaboré durant le tournage et changé plusieurs scènes, y compris la scène finale. »
Christiane Passevant : En présentant votre film lors de sa projection au Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier, vous avez parlé d’un exode sans précédent de la population roumaine. Pouvez-vous préciser les raisons et les conditions de ce phénomène ? Le phénomène est-il récent ou bien étalé sur un certain nombre d’années ?
Nicolae Margineanu : Depuis la fin du régime socialiste, après la révolution, en Roumanie de nombreuses personnes sont devenues vulnérables, la plupart d’entre elles travaillaient pour l’État. Quand la stabilité de l’emploi a disparu, elles se sont trouvées dans un monde hostile, incompréhensible, confrontées à des difficultés auxquelles elles ne savaient pas comment s’adapter. C’est pour cela que beaucoup ont choisi de partir travailler à l’étranger. Dans notre pays, les conditions ne permettent pas vraiment de vivre décemment.
CP : Vous avez évoqué des milliers, voire le million de personnes…
Nicolae Margineanu : Des centaines de milliers de personnes. Oui, je crois qu’il y a un million de Roumains qui travaillent à l’étranger. Beaucoup rentrent cependant en Roumanie et c’est bien pour le pays parce qu’ils/elles reviennent avec une expérience acquise dans d’autres pays pour monter des projets. Les choses pourront peut-être ainsi bouger en Roumanie.
CP : Dans la première scène, on est immédiatement dans l’ambiance et le vif du sujet. Le changement, c’est une grève pour lutter contre la fermeture d’une usine. Le préfet tente de parlementer avec les ouvriers grévistes, très remontés et déterminés, en leur expliquant qu’il n’a plus les moyens de leur passer des commandes, qu’il n’a plus de budget pour des contrats avec l’usine. Le dialogue est interrompu par l’arrivée de la police qui disperse brutalement les manifestants. Les coups pleuvent.
Nicolae Margineanu : En Roumanie, les choses sont compliquées pour une simple raison : ceux qui avaient le pouvoir durant le régime socialiste l’ont gardé. Ils ont transformé leur pouvoir politique en pouvoir économique. Maintes entreprises roumaines publiques ont été mises en faillite, rachetées ensuite par le privé pour peu d’argent. Ceux qui en profitent n’ont aucune morale et sont très durs. Ce sont des hommes d’affaires, comme partout dans le monde, avec un seul but : le profit. De plus, en Roumanie, il n’y avait pas d’autorité pendant la période de transition.
CP : Le personnage principal de votre film, Change, illustre-t-il la situation en Roumanie et ce changement de mentalité pour s’adapter à une situation libérale nouvelle ? Au début du film, il a un travail, sa compagne également, donc tous deux ont une autonomie financière. Il a un salaire décent à l’usine, on le voit dans sa conversation avec son beau-père quand il refuse de travailler ailleurs pour un salaire médiocre. Il est assez candide, mais après avoir été victime d’une escroquerie, sa personnalité change brusquement, comme pour une adaptation accélérée au monde qu’il découvre. Avez-vous voulu montrer l’affectation d’un caractère par le changement brutal de société ?
Nicolae Margineanu : Oui. Le scénario était très intéressant pour cela. Il décrit le personnage comme un homme honnête qui devient à son tour un escroc, un salaud. Cela illustre comment une victime devient un agresseur. Emil est motivé, mais il perd sa morale et même son identité. En Roumanie, un proverbe dit : « Fais du diable ton frère jusqu’à ce que tu passes le pont. » Emil, notre héros, est capable de tout faire pour s’en sortir, pour s’en tirer et atteindre son but, mais une fois les obstacles franchis, il est devenu un autre homme. Il est transformé et a perdu quelque chose de grave, son âme.
CP : Sur la route de l’aéroport, son dialogue avec le chauffeur de taxi est intéressant de ce point de vue. Il ne tient plus du tout le même langage, il n’est plus le même.
Nicolae Margineanu : J’aime beaucoup ce dialogue. Emil a peur de se rendre à l’aéroport et se donne une autre identité. Il se compose un personnage, il joue un rôle et fait du théâtre avec le chauffeur de taxi pour se donner du courage. À un ouvrier qui lui demandait s’il était vrai que le capitalisme était une jungle, Vaclav Havel a répondu que oui, mais que jusqu’alors nous étions dans un zoo, et qu’à présent, les portes étaient ouvertes. C’est vrai. Tout le monde est très vulnérable dans cette période car personne n’a l’habitude de ce genre de relations.
CP : Justement, si dans le film, les hommes et les femmes réagissent, les femmes paraissent mieux s’en tirer ? La situation semble moins les anéantir. Par exemple, Lili ?
Nicolae Margineanu : Lili vient de Moldavie. La Moldavie est une partie de la Roumanie qui est devenue soviétique après la Seconde Guerre mondiale. Lili est aussi une victime. Elle est venue avec son ami qui, ensuite, l’a abandonnée. Personne ne l’aide et elle est en dehors de la morale. Elle lutte pour survivre dans une société qui se moque de l’entraide, mais bien qu’elle ait perdu pas mal de ses repères moraux, elle garde une certaine innocence. Et c’est cette forme d’innocence et de pureté qui aide le personnage.
CP : L’escroc, les escrocs, car ils semblent nombreux. Est-ce une réalité à Bucarest ?
Nicolae Margineanu : C’était une réalité jusqu’en 2000, 2001. Une loi sévère a alors mis fin à ce trafic. Mais jusqu’à ce moment, c’était une réalité et beaucoup ont fait des affaires ainsi. La Roumanie n’est pas le seul pays à avoir connu ce type de trafic.
CP : Pourquoi l’Australie comme destination mythique ?
Nicolae Margineanu : Je ne sais pas, mais beaucoup de Roumains sont partis en Australie qui représente une sorte de rêve parce que l’on dit que le travail ne manque pas dans pays. Et surtout l’État a donné des aides pour partir y travailler.
CP : Au moment du départ et la scène des billets qui s’envolent, tous ces voyageurs et voyageuses sont des candidat-e-s pour l’Australie ?
Nicolae Margineanu : Non, je ne crois pas, d’ailleurs l’avion fait escale à Munich. L’Australie n’est pas la seule destination.
CP : Le jeune fils sort de l’avion, voit son père et a un regard très grave. En revenant à sa place, il ne dit rien. Qu’avez-vous voulu dire avec cette attitude l’enfant ?
Nicolae Margineanu : Emil a un rêve pour sa famille et c’est comme un ballon d’oxygène pour lui. Il les appelle souvent, c’est un lien essentiel pour lui. Toutefois, Emil ne réalise pas à quel point il a changé, ce qui remet en question ses relations avec son fils, sa compagne, sa famille. Dans cette scène, il doit choisir entre l’argent et sa relation avec son fils. Et inconscient, il choisit l’argent. L’attitude de l’enfant montre la rupture grave qui s’opère alors dans la famille. Mais cela n’augure pas de ce qui se passera en Australie.
Dans le scénario original, Emil était arrêté à l’aéroport. Mais comme bien des coupables s’en tirent et partent à l’étranger grâce à l’argent. Alors, pourquoi pas Emil ? Nous avons offert une petite chance au personnage.