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Pablo Servigne
Préface à « L’Entraide » de Kropotkine
Article mis en ligne le 16 avril 2009
dernière modification le 27 février 2009

En ce mois de janvier, les éditions Aden republient « L’Entraide » du penseur anarchiste Pierre Kropotkine. Pablo Servigne nous fait l’amitié de nous confier la préface de cet ouvrage, consacré à l’étude de la solidarité comme principal moteur de l’évolution.

Il y a quelque chose de désespérant à lire L’Entraide aujourd’hui. Sommes-nous à ce point désemparés qu’il nous faille aller chercher un peu d’air frais dans ce vieux bouquin ?

Le philosophe Hobbes avait-il raison ? L’état de Nature serait un combat de gladiateurs où les plus forts et les plus rusés survivent, une loi de la jungle où l’homme, sociable non par nature mais par accident, se livrerait à une guerre permanente de tous contre tous. On serait presque tenté de le croire. Du moins tout est fait pour nous le faire croire, tous les jours et partout. Les théories économiques dominantes, parées d’un prix qui ressemble au prix Nobel [1] et de quelques équations mathématiques, imposent une libéralisation de l’économie (illusoire car en réalité truffées de règles), étouffent les modèles d’économie alternatifs et surtout répandent une idéologie du « tous contre tous ». La main invisible du marché guide le troupeau d’individus dits Homo œconomicus, rationnels et égoïstes, de la banque au supermarché et du bureau à la plage, naturellement. Et la compétition ? Un stimulant ! Gagner en écrasant l’autre et se retrouver seul sur la première marche du podium ? Un modèle de société. Battez vous, nous dit-on, c’est la guerre permanente.

L’image d’une « nature, rouge de dent et de griffe » [2] a la vie dure. Elle a été adoptée rapidement à l’époque victorienne pour évoquer le processus de sélection naturelle co-décrit par Darwin et Wallace, et a mis d’accord aussi bien les opposants à la théorie que ses partisans. A l’époque, la société britannique portait le développement d’un capitalisme puissant qui cherchait une justification théorique de ses principaux carburants : l’individualisme et la compétition. La théorie biologique de Darwin et Wallace arrivait à temps. Et les plus influents intellectuels de l’époque, tels Thomas Huxley ou Herbert Spencer, ont interprété la théorie pour l’appliquer à la société humaine. « On isole les thèmes de la compétition, de la concurrence vitale, de la lutte pour la vie, de la transmission cumulative des avantages, de l’élimination des moins aptes, et on applique le tout aux sociétés humaines » [3]. C’est ainsi que le siècle n’a surtout retenu de Darwin que ces interprétations sociales : la « lutte pour la vie », la « loi du plus fort », le combat quotidien de tous contre tous. Or ce n’est pas ce qui se dégage de la lecture des écrits de Darwin. Celui-ci a certes observé comment la sélection naturelle modelait l’évolution et quel était le rôle de la compétition, mais n’a jamais nié l’importance de l’entraide dans cette lutte pour les moyens d’existence [4]. Il n’y a d’ailleurs pas d’opposition entre sélection naturelle et entraide. Kropotkine, qui a lu et apprécié le travail de Darwin, a cherché au cours de ses nombreuses expéditions des preuves de sélection naturelle et de compétition dans la nature.

Né à Moscou dans une famille aristocratique [5], Kropotkine entre dans l’armée en 1857 à Saint-Pétersbourg puis renonce quatre ans plus tard au confort d’une carrière à la cour impériale en demandant son affectation dans une unité de Cosaques en Sibérie dans le but d’y trouver un vaste champ d’études scientifiques. Une grande partie de ses observations y sont décrites dans L’Entraide. Curieusement, il a surtout observé des espèces animales et des sociétés humaines qui s’entraidaient dans un milieu aux conditions climatiques hostiles. Sa sensibilité scientifique et humaniste l’éloignent de la brutalité de l’armée, qu’il quitte en 1867, et l’amènent à poursuivre des études de géographie et de mathématiques. Son engagement politique se renforce au contact des horlogers du Jura (Fédération jurassienne) et d’anarchistes tels qu’Elisée Reclus ou Errico Malatesta et de la branche anti-autoritaire de la Première Internationale, ce qui le mènera à plusieurs séjours en prison en Russie et en France. C’est à Londres qu’il passera la fin de sa vie à écrire de nombreux ouvrages, dont les plus connus sont La morale anarchiste (1889), La conquête du pain (1892) et L’Entraide (1902, publié en français en 1906 [6]).

Avec L’Entraide, Kropotkine s’oppose frontalement à l’idée de Hobbes d’un état de Nature de guerre permanente de tous contre tous. Dans ce livre, ses deux faces, l’une libertaire et l’autre scientifique, se rejoignent à la recherche des fondements d’une éthique libertaire, mettant en valeur une idée chère aux anarchistes. Par de nombreux exemples empruntés aux scientifiques de l’époque où à ses propres observations, il décrit un état de Nature où l’entraide prend le pas sur la compétition, et montre à quel point l’entraide est primordiale dans les sociétés humaines. Son originalité tient au fait qu’il s’oppose au darwinisme social avec des arguments naturalistes. Partant à la recherche des fondements biologiques de l’entraide, il prend à contrepied la majorité de la gauche qui adopte (et adoptera par la suite) une conception anti-déterministe de la nature humaine basée sur la « tabula rasa » [7]. Du point de vue scientifique, malgré le fait qu’il s’emporte dans quelques interprétations exagérées et conclusions hâtives, et qu’il reste un homme de son temps quant à l’usage de certains termes ethnologiques tels que « peuples sauvages » ou « peuples barbares », Kropotkine fait deux avancées majeures. D’abord, il est le premier à montrer que l’entraide est omniprésente dans le monde animal et dans les sociétés humaines. Sans rejeter la théorie de la sélection naturelle, il avance que l’entraide serait même un des principaux moteurs de l’évolution. Pour Kropotkine, la « loi de la jungle » ne serait plus la loi du plus fort, mais l’entraide. Ensuite, il est le premier à mettre en évidence le rôle prépondérant des conditions écologiques dans l’évolution de l’entraide. En effet, depuis un siècle, de nombreux scientifiques ont toujours minimisé voire nié cette influence, préférant se concentrer uniquement sur les causes génétiques de l’entraide ou de l’altruisme. C’est de ce courant de pensée qu’est née la très polémique sociobiologie d’Edward O. Wilson (1975).

Expliquer les mécanismes et l’évolution de l’entraide est depuis longtemps l’un des grands défis de la biologie évolutive, et Kropotkine en a été l’un des pionniers. Mais durant un siècle, les scientifiques, acquis à la vision individualiste et compétitive de la sélection naturelle [8], ont été bien peu influencés par Kropotkine. La biologie évolutive, qui s’est principalement développée dans une société anglo-saxonne et anti-communiste, a oublié son nom ou l’a volontairement mis de côté. Rares sont ceux qui ont tenté de sortir Kropotkine des limbes [9], et peu le citent, souvent avec un mélange de gêne, de condescendance et de fascination : un livre « remarquable mais peu critique » [10] ou « merveilleusement bien écrit » mais qui « voit de la coopération animale à chaque coin de rue » [11] ; « un livre fascinant qui cherche à défier la dominance du paradigme de la lutte pour la vie » [12], « une vue positiviste convaincue et biaisée de la Nature » [13].

Aujourd’hui, un nouveau virage s’amorce. Après des décennies de domination « génétique » dans l’étude de l’évolution de l’entraide, de récents travaux mettent l’accent sur l’importance des conditions écologiques. Et on peut voir aujourd’hui quelques jeunes chercheurs citer Kropotkine dans les plus prestigieuses revues scientifiques [14]. Il est possible que le côté dandy de citer un « prince anarchiste » y soit pour quelque chose, mais malgré les critiques idéologiques et l’âge du livre, la communauté scientifique commence aujourd’hui à admettre L’Entraide comme un livre-clé de la biologie évolutive et de l’étude des sociétés. Travail pionnier écrit-il y a plus d’un siècle, L’Entraide est une compilation d’exemples naturellement descriptifs. Depuis, les nombreux travaux de recherche effectués sur ce sujet ont permis de mieux comprendre certains mécanismes d’entraide chez les animaux et les sociétés humaines. Le grand chantier d’une réactualisation de L’Entraide, actuellement en cours d’écriture [15], reprend ces découvertes, enrichi des polémiques que le sujet a suscitées depuis plus d’un siècle. Lire L’Entraide aujourd’hui ce n’est pas seulement trouver un repère historique, c’est peut-être aussi reprendre espoir. Et il y a là quelque chose de rafraîchissant.

[Pablo Servigne]


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