15 December, 2008
Nous avons renoncé au droit à nos propres tragédies. Alors que sévissait le carnage à Mumbai (Bombay) , jour après horrible jour, nos chaînes de télévision nous informaient que nous regardions "le 11 septembre de l’Inde". Alors, comme pour des acteurs dans le remake bollywoodien d’un vieux film de Hollywood, on attend de nous que nous jouions notre rôle, et que nous disions nos répliques, même si nous savons que tout, déjà, a été fait et dit.
Cependant que la tension monte dans la région, le sénateur américain John McCain a averti le Pakistan que si on n’y agissait pas avec célérité pour arrêter les "méchants", il savait de sources personnelles que l’Inde lancerait des frappes aériennes sur des "camps terroristes" au Pakistan et que Washington ne pourrait rien faire, parce que Mumbai, c’est le 11 septembre de l’Inde.
Mais novembre n’est pas septembre, 2008 n’est pas 2001, le Pakistan n’est pas l’Afghanistan et l’Inde n’est pas l’Amérique. Alors, il faudrait peut-être se réapproprier notre propre tragédie, et chercher dans les débris, avec nos propres cerveaux et nos propres coeurs brisés, afin d’arriver à nos propres conclusions. N’est-il pas bizarre que, dans la dernière semaine de novembre, des milliers de personnes au Cachemire, surveillées et organisées par des milliers de soldats indiens, fassent la queue pour voter, cependant que les quartiers les plus riches de la ville indienne la plus riche finissent par ressembler à Kupwara ravagée par la guerre ; Kupwara, l’un des lieux du Cachemire les plus ravagés par la guerre ?
L’attaque contre Mumbai n’est que la plus récente d’une série d’attaques terroristes contre les villes indiennes cette année. Ahmedabad, Bangalore, Delhi, Guwahati, Jaïpur et Malagaon ont toutes été victimes d’attaques à la bombe qui ont tué et blessé des centaines de personnes ordinaires. Si la police ne s’est pas trompée, parmi les suspects arrêtés il n’y a que des citoyens indiens, tant hindous que musulmans. Ce qui indique, à l’évidence, que quelque chose ne va pas dans ce pays.
Si vous regardez la télévision, il se pourrait que vous ne sachiez pas que, à Mumbai aussi, des gens ordinaires sont morts. Ils ont été abattus dans une gare très fréquentée et dans un hôpital public. Les terroristes n’ont pas choisi entre riches et pauvres. Ils ont tué d’un côté comme de l’autre avec un égal sang-froid.
Toutefois, les médias indiens ont été fascinés par la marée montante de l’horreur qui a débordé les clinquantes barricades de "L’Inde brillante", pour répandre sa puanteur dans le marbre des lobbies et le cristal des salles de bal de deux hôtels incroyablement luxueux, ainsi que d’un petit centre juif. On nous dit que l’un de ces hôtels est un symbole de Mumbai. Absolument exact. C’est un symbole de l’injustice facile, obscène que les Indiens ordinaires supportent chaque jour. En un jour où les journaux sont emplis d’émouvantes nécrologies signées par des célébrités, au sujet des chambres d’hôtel dans lesquelles ils ont dormi, des restaurants gastronomiques qu’ils aimaient (ironiquement, l’un d’entre eux appelé Kandahar) et du personnel qui les servait, en ce jour donc, un petit encadré en haut à gauche des pages intérieures d’un journal national (sponsorisé, je crois, par une compagnie de pizza), disait : "Hungry, Kya ?" (Vous avez faim, non ?). Après quoi, avec les meilleures intentions du monde je n’en doute pas, le journal rappelait que, sur l’échelle internationale de la faim, l’Inde se trouve au-dessous du Soudan et de la Somalie.
Mais évidemment, ce n’est pas cette guerre-ci. Celle-là exerce toujours ses ravages dans les quartiers des intouchables, les bastis Dali, de nos villages ; sur les berges des fleuves Narmada et Koel Karo ; sur les plantations de caoutchouc de Chengara ; dans les villages de Nandigram, Singur, Chattisgarh, Jarkhand, Orissa, Lalgrah du West Bengal ; et dans les bidonvilles de nos gigantesques villes. Cette guerre-là n’est pas sur nos écrans de télévision. Pas encore.
Alors, peut-être que, comme tout le monde, il va falloir que nous nous occupions de celle qui s’y trouve.
Le terrorisme et son contexte
Il y a une faille brutale, sans pitié, qui court le long du discours contemporain sur le terrorisme. D’un côté (appelons-le A), il y a ceux qui voient le terrorisme, en particulier le terrorisme islamiste, comme un fléau haineux, fou, qui tourne sur lui-même, selon sa propre orbite, sans aucun lien avec le monde qui l’entoure, sans aucun lien avec l’histoire, la géographie, l’économie. Donc, A dit qu’essayer de mettre le terrorisme dans un contexte politique, ou simplement essayer de le comprendre, équivaut à le justifier et constitue un crime en soi.
B pense que, quoique rien ne puisse ni excuser ni même justifier le terrorisme, il existe cependant en un lieu précis, un temps précis, un contexte politique précis ; et que refuser de voir ceci ne peut qu’aggraver le problème et mettre en danger de plus en plus de gens. Ce qui constitue un crime en soi.
Les déclarations de Hafiz Saeed, qui a fondé le Lashkar-e-Taiba (l’Armée des Purs) en 1990, et qui appartient à la tradition dure de l’islam salafiste, renforce certainement le point de vue A. Hafiz Saeed approuve les kamikazes à la bombe, hait les Juifs et les Chiites, et la démocratie, et penses que la jihad devrait être menée jusqu’à ce que l’Islam, son Islam, règne sur le monde.
Voici quelques-unes de ces déclarations :
"Il ne peut y avoir aucune paix tant que l’Inde demeure intacte. Coupez-les, coupez-les tellement qu’ils se jettent à genoux et demandent merci."
Et : "L’Inde nous a montré ce chemin. Nous voulons rendre à l’Inde oeil pour oeil, et répliquer en tuant les Hindous comme elle tue les musulmans au Kashmir."
Mais où A rangerait-il les déclarations de Babu Bajrangi [un Hindou. N.D.T.] d’Ahmedabad, en Inde, qui se dit démocrate et pas terroriste ? Il a été l’un des hommes-clés du génocide de 2002 dans le Gujarat et a déclaré aux caméras : " Nous n’avons pas épargné une seule boutique musulmane, nous avons mis le feu partout. Nous avons haché et incendié. Nous croyons à l’incendie, parce que ces bâtards ne veulent pas être incinérés, ils en ont peur. J’ai juste un seul dernier voeu, qu’on me condamne à mort, que je sois pendu m’importe peu, mais donnez-moi juste deux jours avant ma pendaison et j’irais à Juhapura ou sept ou huit cent mille de ceux-là habitent, je les finirais ! Laissez-en mourir quelques-uns de plus, au moins 25 à 50 000."
Et où donc A placerait-il la bible du Rashtriya Swayamsevak Sangh "Nous, ou Notre Nationalité Définie" écrite par M. S. Golwalkar , qui devint le chf du RSS en 1944 (Le RSS est le coeur idéologique, la société holding du parti fondamentaliste hindou, le Baratiya Janata Party, BJP, et de ses milices. Le RSS a été fondé en 1925. Dans les années 30, son fondateur, Dr K. B Hedegwar, un fan de Benito Mussolini, lui fit suivre ouvertement le modèle du fascisme italien.)
On y lit :
"Depuis ce jour maudit où les Musulmans firent le premier pas dans l’Hindoustan, jusqu’au jour d’aujourd’hui, la Nation Hindue a combattu courageusement contre ces spoliateurs. L’Esprit de la Race s’est éveillé."
Ou :
"Pour conserver la pureté de sa race, l’Allemagne a choqué le monde en purgeant le pays des races sémitiques, les Juifs. L’orgueil racial s’est manifesté là à son plus haut degré... une bonne leçon pour nous, en Hindoustan, dont nous devrions tirer bien des enseignements."
Bien entendu, les musulmans ne sont pas les seules cibles de la droite hindoue, les Dalits [les intouchables] aussi et constamment. Récemment, à Kandhamal dans l’Orissa, les chrétiens ont été la cible de deux mois et demi de violence qui ont fait 40 morts. 40 000 personnes ont été chassées de chez elles, dont la moitié vit à présent dans des camps de réfugiés.
Pendant ce temps Hafiz Saheed mène une vie d’homme respectable à Lahore (Pakistant) en tant que chef de la Jamaat-ud-Daawa, que beaucoup jugent être une couverture pour Lashkar-e-Taiba. Au son de sermons vicieux et enflammés, il continue à recruter des jeunes garçons pour sa propre jihad de fanatique. Le 11 décembre, les Nations Unies ont imposé des sanctions au Jamaat-ud-Daawa. Le gouverment pakistanais a cédé à la pression internationale et mis Hafiz Saeed aux arrêts chez lui. Babu Bajrangi, cependant, est libre sur parole et mène une vie non moins respectable dans le Gujarat (Inde). Deux ans après le génocide, il a quitté le Vishwa Hindu Parishad, VHP, une milice du RSS, pour rejoindre le Shiv Sena, un autre parti nationaliste de droite. Narendra Modi, l’ancien mentor de Bajrangi, est toujours le premier ministre du Gujarat.
Donc, l’homme qui a mené le génocide au Gujarat a été réélu deux fois, et jouit du profond respect de Reliance et Tata, les plus grandes entreprises indiennes. Suhel Seth, impresario de télévision et porte-parole du patronat, a récemment déclaré ; "Modi est Dieu". Les policiers qui surveillaient, et parfois aidaient, les foules de pillards hindous ont été récompensés et promus. Ceci inclut Narendra Modi, mais aussi l’ancien premier ministre A. B. Vajpayee, actuel leader de l’opposition, L. K. Advani, et une foule d’autres politiciens importants, de bureaucrates et d’officiers de renseignement et de police.Et comme si cela ne suffisait pas à compliquer notre démocratie laïque, il faut dire officiellement qu’il y a abondance d’organisations musulmanes en Inde tout aussi bigotes et étroites d’esprit ! Bref, si je devais choisir entre A et B, je prendrais B. Nous avons besoin de comprendre les choses dans leur contexte. Toujours
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Un noeud de haine, une terrifiante familiarité, et l’Amour.
Dans ce sous-continent nucléarisé, le contexte c’est la Partition. La ligne Radcliffe, qui sépara l’Inde et le Pakistan et déchira des Etats, des districts, des villages, des champs, des communautés, des systèmes d’irrigation, des foyers et des familles, fut tracée à la hâte [1947, NDT]. Le coup de pied de l’âne de la Grande-Bretagne. La Partition déclencha le massacre de plus d’un million de personnes et la plus vaste migration d’une population humaine de l’histoire contemporaine. Huit millions de personnes, Hindous fuyant le Pakistan musulman, Musulmans fuyant la nouvelle Inde, quittèrent leurs foyers sans rien d’autre que leurs vêtements.
Chacune de ces personnes porte, et transmet, une histoire d’inimaginable douleur, de haine, d’horreur, et aussi de nostalgie. Cette blessure, ces muscles déchirés mais pas disparus, ce sang et ces os fracassés nous enferment encore dans un noeud de haine, de terrifiante familiarité, et d’amour. Elle a laissé le Cachemire dans un cauchemar dont il ne semble pas qu’il puisse émerger, un cauchemar qui a coûté 60 000 vies. Le Pakistan, la Terre des Purs, devint une république islamique, puis très vite un Etat militaire corrompu, violent, ouvertement intolérant de toute autre foi.
L’Inde s’est déclarée comme une démocratie inclusive et laïque. C’est là une entreprise magnifique, mais les prédécesseurs de Babu Bajrangi ont travaillé dur, dès les années 20, à injecter leur poison dans le sang de l’Inde, à miner cette idée de l’Inde, avant même qu’elle ne soit née ! En 1990, ils étaient prêts à tenter de prendre le pouvoir. En 1992, des foules hindoues exhortées par L.K. Advani ont envahi la Babri Masjid [1] et l’ont démolie. En 1998, le BJP était au pouvoir, au centre du pouvoir. La "guerre contre la terreur" américaine les a renforcés. Elle leur a permis de faire exactement ce qu’ils voulaient, même de commettre un génocide et de présenter leur fascisme comme une forme légitime de démocratie chaotique. Ceci s’est passé à une époque où l’Inde ouvrait son énorme marché à la finance internationale et il était dans l’intérêt de la finance internationale, et des médias qu’elle possède, de lui donner l’image d’un pays infaillible. Ceci a donné aux nationalistes hindous l’impunité et l’impact dont ils avaient besoin. Voilà donc le contexte historique du terrorisme du sous-continent, et des attentats de Mumbai. Nous ne saurions donc être surpris que Hafiz Saeed du Lashkar-e-Taiba soit de Simla, en Inde, et que L.K. Advani du Rashtriya Swayamsevak Sangh soit de Sindh, au Pakistan.
Tout comme lors de l’attentat contre le Parlement en 2001, l’incendie en 2002 du Sabarmati Express, et la bombe de 2007 contre le Samjhauta Express,le gouvernement de l’Inde a annoncé qu’il possède la preuve "irréfutable" que le Lashkar-e-Taiba, soutenu par l’Inter-Services Intelligence (ISI) du Pakistan, est l’auteur des attentats de Mumbai.
Le Lashkar a nié être impliqué, mais demeure l’accusé principal. Selon la police et les services secrets, le Lashkar opère en Inde à travers une organisation appelée les Moudjahidine de l’Inde. Deux citoyens indiens, Sheikh Mukhtar Ahmed, et un Special Police Officer travaillant pour la police de Jammu et du Cachemire, Tausif Rehman, qui habite à Calcutta,ont été arrêtés au sujet des attentats de Mumbai. L’accusation, jusque-là nette, contre le Pakistan se brouille donc un peu.
Presque toujours, lorsque ces histoires se démêlent, elles révèlent un complexe réseau mondial de petits soldats, de formateurs, de recruteurs, d’intermédiaires, d’agents secrets d’espionnage et de contre-espionnage travaillant, non seulement des deux côtés de la frontière indo-pakistanaise, mais dans plusieurs pays en même temps. Dans le monde d’aujourd’hui, essayer de définir la provenance d’un attentat terroriste et de l’isoler au sein des frontières d’un seul Etat-nation ressemble beaucoup à essayer de définir la provenance des fonds de la finance. C’est à peu près impossible.
Dans de telles circonstances, des frappes aériennes pour "neutraliser" les camps terroristes neutraliseront incontestablement les camps, mais, non moins incontestablement, ne neutraliseront pas les terroristes. La guerre non plus, d’ailleurs. Et, dans notre quête de la supériorité morale, n’oublions pas que les Liberation Tigers of Tamil Eelam, les LTTE de notre voisin le Sri Lanka, l’un des groupes terroristes les plus meurtriers du monde, ont été instruits par l’armée indienne.
Jouer les apprentis sorciers
Le Pakistan se rapproche de la guerre civile, en grande partie à cause du rôle qu’il a dû jouer en tant qu’allié de l’Amérique, d’abord dans la guerre avec les islamistes afghans, puis contre eux. Son territoire étouffe sous ces contradictions. En tant qu’agents de recrutement de la jihad américaine contre l’Union Soviétique, l’armée pakistanaise et l’ISI ont soutenu les organisations islamistes fondamentalistes. Après avoir donné vie à ces créatures de Frankenstein et les avoir lâchées dans la nature, les Etats-Unis ont cru pouvoir les ramener au pied, comme un pitbull obéissant. Ils ne s’attendaient en tout cas pas à les voir frapper à la porte, le 11 Septembre. Alors, une fois de plus, il a fallu refaire l’Afghanistan, violemment. A présent, les débris d’un Afghanistan re-ravagé s’échouent sur les frontières pakistanaises. Personne, et surtout pas le gouvernement pakistanais lui-même, ne conteste que celui-ci gouverne un pays au bord de l’implosion. Les camps terroristes, les mullahs enflammés et les maniaques qui croient que l’islam va, ou devrait, gouverner le monde sont en majeure partie le détritus de deux guerres afghanes. Leur colère frappe le gouvernement pakistanais et les civils pakistanais autant, sinon plus, que l’Inde.
Si, à ce point, l’Inde décide la guerre, la chute dans le chaos de la région tout entière sera complète. Les débris d’un Pakistan en faillite, détruit, échoueront sur les frontières de l’Inde ; une menace encore jamais vue. Si le Pakistan s’écroule, attendons-nous à posséder, comme voisins, des millions d’"acteurs non-étatiques". Mais en possession d’un arsenal nucléaire !
Il est difficile de comprendre pourquoi les timoniers du vaisseau de l’Inde veulent tant reproduire les erreurs du Pakistan et damner notre pays en demandant aux Etats-Unis d’appesantir encore ses interventions aussi maladroites que dangereuses dans nos affaires, déjà si extrêmement compliquées. Une superpuissance n’a pas d’alliés. Elle n’a que des agents.
Bien sûr, le bon côté d’une guerre avec le Pakistan est qu’elle est le meilleur moyen pour l’Inde de ne pas s’occuper de ses pressants problèmes intérieurs. Les attentats de Mumbai ont été transmis en temps réel (et exclusivement) sur à peu près toutes nos chaînes de télévision, sans parler des étrangères. Les présentateurs dans leurs studios et les reporters dans le feu de l’action n’ont pas cessé un moment leurs commentaires excités. Pendant trois jours et trois nuits, nous avons vus, incrédules, un petit groupe de très jeunes gens, armés de mitraillettes et de gadgets, démontrer l’impuissance de la police, des troupes d’élite de la National Security Guard et des commandos de marine de notre nation, officiellement puissante et nucléaire. Et ils en ont profité pour massacrer sans faire de différences des gens sans armes dans les gares, les hôpitaux et les hôtels de luxe, sans s’arrêter à leur classe, leur caste, leur nationalité.
(Une part de l’impuissance des forces de sécurité est due aux otages. Dans d’autres situations, au Cachemire par exemple, leurs tactiques ne sont pas si douces. On fait sauter des immeubles entiers. On utilise des boucliers humains. Les armées américaines et israéliennes n’hésitent pas à envoyer des missiles de croisière dans des immeubles ou à lâcher des bombes "daisy cutter" sur des mariages en Palestine, en Irak ou en Afghanistan.)
Mais là c’était différent, puisque c’était à la télé.
Le nonchalant penchant des gamins-terroristes à tuer -et être tué- a hypnotisé le public du monde entier. Ils ont produit quelque chose de différent, pas le menu habituel de kamikazes et de missiles auxquels les gens ne réagissent plus. Là, c’était du neuf. Avec ses sermons tordus et enflammés, Die Hard 25. L’horrible show continuait, et continuait. Les taux d’audience explosaient. Demandez à un quelconque magnat de la publicité, du genre qui mesure le temps en secondes, pas en minutes, ce que ça vaut, ça.
Finalement tous les tueurs moururent, moururent durement, sauf un. (Peut-être que, profitant du chaos, certains ont pu fuir. Nous ne saurons jamais)
Tout du long, les terroristes n’ont exprimé aucune revendication, ni aucun désir de négocier. Leur but était de tuer des gens, d’infliger autant de dégâts que possible, avant d’être eux-mêmes tués. Ils nous ont complètement stupéfaits.
Dégâts collatéraux Lorsque nous disons "rien ne peut justifier le terrorisme", ce que la plupart d’entre nous veulent dire est que rien ne peut justifier le fait d’ôter la vie. Nous le disons parce que nous respectons la vie, parce que nous pensons qu’elle est précieuse. Mais alors que faire de ceux qui n’accordent aucune valeur à la vie, pas même la leur ? La vérité est que nous ne savons pas quoi en faire, parce que nous sentons qu’avant même de mourir, ils sont déjà partis dans un autre monde, d’où ils nous sont inaccessibles.
L’une des chaînes indiennes, India TV, a diffusé une conversation téléphonique avec l’un des attaquants, qui disait s’appeler "Imran Babar". Je ne peux pas garantir l’authenticité de la conversation, mais ce dont il parlait recoupait ce que contenaient les "emails terroristes" qui ont été envoyés avant d’autres attentats à la bombe en Inde. Ces courriels contenaient des choses dont nous ne voulons plus parler ; la démolition de la Babri Masjid en 1992, le génocide de musulmans dans le Gujarat en 2002, la répression brutale au Cachemire. "Vous êtes encerclé" lui dit le présentateur "Vous allez mourir,sans aucun doute. Pourquoi ne pas vous rendre ?" "Nous mourons tous les jours" répondit-il d’une manière étrange, mécanique." Il vaut mieux vivre un jour comme un lion et puis mourir comme ça". Il ne semblait pas vouloir changer le monde. Il semblait plutôt juste vouloir l’entraîner avec lui.
Si ces hommes étaient bien des membres du Lashkar-e-Taiba, pourquoi étaient-ils indifférents au fait que nombre de leurs victimes étaient des musulmans, ou que leurs actes allaient probablement déclencher une sévère revanche contre la communauté musulmane en Inde, alors qu’ils affirment se battre pour ses droits ? Le terrorisme est une idéologie sans pitié, et comme la plupart des idéologies qui regardent Les Choses En Grand, les individus ne comptent pas, hormis sous l’appellation "dégâts collatéraux". La stratégie terroriste a toujours voulu exacerber une situation déjà mauvaise afin d’en exposer les failles cachées. Le sang des "martyrs" irrigue le terrorisme. Les terroristes hindous ont besoin de morts hindous, les communistes ont besoin de prolétaires morts, les terroristes islamistes ont besoin de musulmans morts. Les morts deviennent la démonstration, la preuve du statut de victime, lequel est essentiel au projet global.
Un seul acte de terrorisme n’est pas, en lui-même, supposé obtenir la victoire militaire. Au mieux, il est vu comme un catalyseur qui déclenche quelque chose de bien plus grand que lui, un changement tectonique, un réalignement. L’acte lui-même, c’est du théâtre, du spectacle, du symbolisme, et aujourd’hui la scène sur laquelle il pirouette et accomplit ses actes de bestialité est la télévision live. Pendant que les attentats de Mumbai étaient condamnés par les présentateurs, leur efficacité était multipliée par mille par les images télévisées.
Mais pendant les interminables heures d’analyse, en Inde au moins, on n’a guère mentionné les éléphants dans le salon ; le Cachemire, le Gujarat et la démolition de la Babri Masjid. Non, nous avons vus des diplomates à la retraite et des experts en stratégie discuter les avantages et les inconvénients d’une guerre avec le Pakistan. Nous avons vu les riches menacer de ne plus payer leurs impôts si leur sécurité n’était plus garantie (est-il donc acceptable pour les pauvres de rester sans protection ?). Nous avons vu des gens suggérer que le gouvernement démissionne et que chaque Etat indien soit donné à une institution séparée. Nous avons vus la mort de l’ancien premier ministre V.P. Singh, le héros des intouchables et des basses castes, et le méchant des Hindous de haute caste, passer inaperçue. Nous avons vu Suketu Mehta, auteur de Maximum City et co-auteur du film Bollywoodien Mission Kashmir nous donner sa version du célèbre discours de George Bush " Pourquoi Ils Nous détestent ". Son analyse de la raison pour laquelle les bigots, tant hindous que musulmans, haïssent Mumbai ; "Peut-être parce que Mumbai représente le lucre, les rêves profanes, et l’ouverture indiscriminée". Son ordonnance : "La meilleure réplique aux terroristes est de rêver plus fort encore, de faire encore plus d’argent et de venir à Mumbai encore plus souvent qu’avant."
George Bush n’a-t-il pas demandé aux Américains d’aller faire du shopping après le 11 septembre ? Ah oui. Le 11 septembre, le jour qui nous colle à la peau.
La mystérieuse histoire des attentats suspects
Même si un chapitre d’horreur s’est clos à Mumbai, un autre pourrait bien s’être ouvert. Jour après jour, une puissante et bruyante section de l’élite indienne, excitée par des voyous télévisuels à côté desquels Fox TV est un repaire de gauchistes, s’est mise à attaquer les politiciens, tous les politiciens, à glorifier la police et l’armée, et en est quasiment à exiger un Etat policier. Il n’est pas surprenant que ceux qui se sont gorgés de la soupe démocratie (telle qu’elle est) appellent à présent à la fondation d’un Etat policier. La soupe est finie. Nous en sommes à une ère nouvelle, appelée Prendre De Force, dans laquelle la démocratie gêne. Les simplifications stupides et dangereuses telles que Police-Bonne Politiciens-Mauvais, PDG-Bons Premiers-Ministres Mauvais, Armée-Bonne Gouvernement-Mauvais, Inde-Bonne Pakistan-Mauvais sont dégorgées par des chaînes de télévision qui ont déjà rendu leurs spectateurs hystériques. Il est tragique que cette forme intellectuelle de régression infantile ait lieu à un moment où les gens, en Inde, commencent à voir que, en matière de terrorisme, les victimes et les coupables échangent parfois leurs rôles.
La population du Cachemire sait tout cela depuis longtemps, depuis ces horribles vingt dernières années. Sur le Continent, nous en sommes encore en phase d’apprentissage. (Si le Cachemire ne s’intègre pas volontairement à l’Inde, il semble que l’Inde se désintègrera au Cachemire...). C’est après l’attentat de 2001 contre le Parlement que l’on a commencé à poser les premières questions sérieuses. Un groupe d’avocats et d’activistes a montré que des personnes innocentes avaient été piégées par la police et la presse, que des preuves avaient été fabriquées, que des témoins avaient menti, que les règles de procédure avaient été violées à chaque pas. Finalement, les tribunaux ont acquittés deux des quatre accusés, dont S. A. R. Geelani, l’homme dont la police affirmait qu’il était le cerveau de l’opération.
Un troisième, Showkat Guru, a été acquitté, puis a été condamné pour un nouveau, quoique mineur, chef d’accusation. La Cour Suprême a maintenu la sentence de mort d’un autre accusé, Mohammad Afzal. Dans son jugement, la cour a reconnu qu’il n’y avait pas de preuve que Mohammed Afzal appartenait à un mouvement terroriste, mais a écrit, de manière choquante "la conscience collective de la société ne sera satisfaite que si la peine de mort est infligée à l’accusé." Aujourd’hui encore, nous ne savons pas qui étaient les terroristes qui ont attaqué le parlement indien et pour qui ils travaillaient.
Plus récemment, le 19 septembre 2008, nous avons eu la discutable "rencontre" à Batla House à Jamia Nagar, Delhi, ou la Cellule Spéciale de la police de New-Delhi a abattu deux étudiants musulmans dans leur appartement de location dans des circonstances franchement curieuses, puis affirma qu’ils étaient responsable des attentats à la bombe de Delhi, Jaipur, et Ahmedabad en 2008. Un commissaire assistant, Mohan Chand Sharma, qui a joué un rôle clef dans l’enquête sur l’attentat au parlement a également perdu la vie. Il était l’un de ces nombreux spécialistes indiens des "rencontres", connu et récompensé pour avoir abattu sommairement plusieurs "terroristes". Il y a eu un tollé contre la Cellule Spéciale de la part de témoins locaux, d’importants leaders du Parti du Congrès, d’étudiants, de journalistes, d’avocats, d’universitaires et d’activistes, qui ont tous réclamé que la justice enquête sur l’évènement. En réponse, le BJP et LK Advani ont couvert Mohan Chand Sharma de louanges, l’appelant "Braveheart" et ont lancé une campagne concertée où ils ont pris pour cible tous ceux qui avaient osé mettre en doute l’intégrité de la police, affirmant qu’il s’agissait là d’une attitude "suicidaire" et "anti-nationale". Il va sans dire qu’il n’y a pas eu d’enquête.
Quelques jours à peine après ce qui s’est passé à Batla House, une autre informatio au sujet de "terroristes" a émergé. Dans un rapport destiné à la Sessions Court, le Central Bureau of Investigation (CBI) a déclaré qu’une équipe de la Cellule Spéciale de Delhi (la même équipe que celle de la Batla House, y compris Mohan Chand Sharma) avait enlevé deux hommes innocents, Irshad Ali et Moarif Qamar, en décembre 2005, avait "planté" deux kilos de RDX, un explosif, et deux pistolets sur eux, et les avaient ensuite arrêtés en tant que "terroristes" appartenant à Al Badr (qui opère dans le Cachemire). Ali et Qamar, qui ont passé des années en prison, ne sont que deux exemples, parmi les centaines de musulmans qui ont été comme eux emprisonnés, torturés, voire abattus sur de fausses accusations. Ceci a changé en octobre 2008 lorsque l’Anti-terrorism Squad (ATS) du Maharashtra, qui enquêtait sur les explosions de septembre 2008 à Malegaon, arrêta un prédicateur hindou, Sadhvi Pragya, Swami Dayanand Pande qui se présente comme "homme de Dieu", et le lieutenant-colonel Purohit, un officier d’active de l’armée indienne. Tous les prévenus appartenaient à des organisations nationalistes hindoues, dont un groupe suprématiste hindou appelé l’Abhinav Bharat. Le Shiv Sena, le BJP, le RSS condamnèrent l’ATS et vilipendèrent son chef, Hemant Karkare, affirmèrent qu’il prenait part à un complot politique et déclarèrent que "les Hindous ne peuvent pas être des terroristes". LK Advani changea soudain d’opinion sur la police et se lança dans des discours enflammés dans de vastes meetings au cours desquelles il accusa l’ATS d’oser faire peser des soupçons sur des saints.
Le 25 novembre, les journaux rapportèrent que l’ATS enquêtait sur le rôle éventuel de l’important chef du VHP, Pravin Togadia dans les attentats de Malegaon, une ville principalement musulmane. Le jour suivant, par un extraordinaire concours de circonstances, Hemant Karkare était tué au cours des attentats de Mumbai. Il est très possible que le nouveau chef, quel qu’il soit, réussisse à résister à la pression politique qu’il subira inévitablement au sujet de l’enquête sur Malegaon. Cependant que Sangh Parivar ne semble avoir décidé s’il est anti-national et suicidaire de mettre la police en question, Arnab Goswami, présentateur de l’émission Times Now, lui, s’est décidé. Il nomme, diabolise et persécute les gens qui osent douter de l’honnêteté de la police et des forces armées.
Mon nom et celui de l’avocat bien connu Prashant Bhushan ont été mentionnés plusieurs fois. Ainsi, lors d’une interview d’un ancien officier de police, "Arundhati Roy et Prashant Bushan, dit-il, j’espère que vous êtes en train de regarder l’émission. Nous pensons que vous êtes répugnants." Un présentateur de télévision qui se permet ceci dans une atmosphère aussi chargée et frénétique que celle qui prévaut aujourd’hui commet là une menace et une incitation, ce qui dans d’autres circonstances lui aurait probablement coûté son travail.
Donc, selon un homme qui aspire à devenir le prochain premier ministre de l’Inde et un autre qui incarne à l’image une grande chaîne de télévision, les citoyens n’ont pas le droit de poser des questions sur la police. Ceci dans un pays qui a connu nombre d’attentats terroristes suspects, d’enquêtes louches et de "rencontres" truquées. Dans un pays qui a le plus grand nombre de personnes mortes en détention provisoire, et qui refuse de ratifier la Convention internationale contre la torture. D’ailleurs un pays où c’est une chance d’être torturé, parce que cela signifie que l’on n’a pas "rencontré" les Spécialistes de la Rencontre. Un pays où la frontière entre le milieu et les Spécialistes de la Rencontre n’existe pas.
Le monstre dans le miroir
Comment devrions-nous, nous dont les coeurs ont été soulevés par toutes ces choses, devrions-nous considérer toutes ces choses, et que pouvons-nous faire ? D’aucuns font remarquer que la stratégie américaine a été un succès en ceci que les Etats-Unis n’ont pas subi d’attaque sur leur propre sol depuis le 11 septembre. D’autres font alors remarquer que ce que l’Amérique subit à présent est bien pire.
Si le but du 11 septembre était de forcer l’Amérique à se montrer sous son vrai jour, alors c’est une réussite, du point de vue des terroristes : L’armée américaine est engluée dans deux guerres qu’elle ne peut pas gagner, et qui ont fait des Etats-Unis l’Etat le plus haï au monde. Ces guerres ont largement contribué à l’effondrement de l’économie américaine et qui sait, à celui de l’empire américain. Se pourrait-il que l’Afghanistan ravagé et bombardé, déjà cimetière de l’Union Soviétique, devienent aussi le cimetière de cet empire-là ? Des centaines de milliers de personnes, dont des milliers de soldats américains, ont perdu la vie en Irak et en Afghanistan. La fréquence des attentats terroristes contre les agents et les alliés des Etats-Unis (dont l’Inde) et les intérêts américains dans le monde a énormément augmenté depuis le 11 septembre. George. W. Bush, l"homme qui a mené la réponse américaine au 11 septembre, est un homme méprisé non seulement internationalement, mais aussi par son propre peuple. Qui peut affirmer, dès lors, que les Etats-Unis gagnent la guerre contre le terrorisme ?
La Sécurité Intérieure coûte des milliards de dollars au gouvernement américain. Peu de pays, et certainement pas l’Inde, peuvent se permettre ce genre d’addition. Mais même si nous le pouvions, le fait demeure que cet énorme pays qui est le nôtre ne peut être sécurisé comme les Etats-Unis. Ce n’est tout simplement pas le bon genre de pays. Nous avons comme voisin une puissance nucléaire hostile qui perd lentement tout contrôle. Nous avons une occupation militaire dans le Cachemire et une minorité honteusement persécutée et appauvrie de plus de 150 millions de musulmans qui sont pris pour cible et acculés, dont la jeunesse ne voit guère de justice dans l’avenir et qui deviendrait, si elle perdait tout espoir et se radicalisait, une menace non seulement pour l’Inde, mais pour le monde entier. Si 10 hommes suffisent à tenir en échec les commandos et la police pendant trois jours, s’il faut un demi-million d’hommes pour tenir le Cachemire, faites le calcul. Combien d’hommes faut-il pour tenir l’Inde ? Et il n’y a guère d’autre solution rapide. Les lois anti-terroristes ne sont pas faites pour les terroristes mais pour les gens que les gouvernements n’aiment pas ; elles n’ont donc un taux de condamnation que de 2%. Elles ne sont qu’un moyen de mettre les gens en détention provisoire pour un long moment avant de les relâcher. Les terroristes du genre de ceux qui ont attaqué Mumbai ne seront pas terrifiés par la peine de mort, la mort est ce qu’ils cherchent.
Nous sommes en train de subir le retour de flammes, le résultat de l’accumulation de décennies de solutions hâtives et d’actes crapuleux. Ca pue, partout.
Le seul moyen de contenir, il serait naïf d’écrire vaincre, le terrorisme est de regarder le monstre dans le miroir. Nous sommes à la croisée des chemins. Un panneau dit "Justice" l’autre "Guerre Civile". Il n’y a ni troisième panneau ni sortie. Choisissez.
P.-S. Traduit par J-M Traimond