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Cinémas méditerranéens
Une femme de Damas. Imra’a min Dimashq. Dolls / A Woman from Damascus (2)
Film documentaire de Diana El Jeiroudi
Article mis en ligne le 29 janvier 2009
dernière modification le 6 janvier 2009

Christiane Passervant : Dans le film, Manal déclare « je veux travailler parce qu’ainsi j’existe » et elle ajoute « Ce dont parlent les femmes au foyer ne m’intéresse pas, avec tout le respect que je leur dois. » On a l’impression qu’elle revendique un droit quand elle parle du travail ?

Diana El Jeiroudi : J’aime beaucoup ce qu’elle dit parce qu’elle définit le travail comme une indépendance, pas seulement financière. C’est important parce que bien sûr cela signifie une indépendance financière, mais c’est seulement un des aspects du travail des femmes. L’autre étant la formation de l’individualité. Dans le travail, Manal a l’expérience d’une femme indépendante, elle pense différemment, elle acquiert une autonomie. Peu importe qu’elle soit à la recherche de travail ou d’un autre compagnon, elle le fait pour elle-même, en tant que personne, et non pas en tant que mère, épouse ou fille. C’est très important, car elle n’est pas considérée comme un individu à part entière dans ce type de communauté. Pas question d’être différente : il faut jouer le jeu et se conformer aux codes. Il faut faire partie du gang, sinon, c’est le rejet.

Christiane Passevant : À la fin du film, Manal est toujours à la recherche d’un travail et sa quête d’autonomie n’est pas terminée.

Diana El Jeiroudi : Le tournage a duré environ un an et demi, puis le montage un an. Durant cette période, elle n’a malheureusement pas trouvé un travail. C’est compliqué parce qu’elle veut un travail qui lui laisse une certaine disponibilité pour s’occuper de ses deux filles, de sa maison et pour s’acquitter de ses devoirs familiaux. À Damas, c’est difficile de trouver un travail de six heures par jour et faire garder ses enfants est très onéreux. Manal recherche donc un travail bien payé, mais elle manque de qualifications et d’expérience professionnelle. Elle n’a pas fait d’études supérieures et a cessé de travailler assez longtemps. Donc, elle a peu de chances de trouver un travail qui lui convienne.

Larry Portis : Son mari semble relativement tolérant, mais il est difficile de se rendre compte s’il la soutient ou non ?

Diana El Jeiroudi : Il est tolérant. C’est une personne sympathique et il n’est pas contre le fait qu’elle travaille. Cependant il sait très bien que, si Manal travaille, il sera obligé de l’aider beaucoup plus à la maison. Sa mère travaillait et évidemment il n’était pas satisfait de la situation.

Larry Portis : Il souligne d’ailleurs, sans tirer de conclusion, que lorsque Manal travaillait, il faisait beaucoup plus de tâches ménagères.

Diana El Jeiroudi : Il fait pas mal de choses en comparaison de ses amis et de ses proches, enfin de la moyenne des hommes. C’est un crédit à lui accorder. En général, il existe rarement cette notion de partenariat au sein des couples. La sœur de Manal, les voisins peuvent l’aider, mais il ne s’agit pas là de partenaires, comme dans un couple. Les rapports égalitaires n’existent pas. À terme, le couple risque d’être malheureux et c’est dommage. Manal est une femme intelligente et ils se sont mariés par amour. J’espère que leur couple réussira, mais j’ai peur que cela ne se passe pas bien dans un futur proche.

Christiane Passevant : Êtes-vous féministe ?

Diana El Jeiroudi : Je ne sais pas. Peut-être. Évidemment je me sens concernée par les femmes et leurs droits, en particulier dans mon pays et la région où je vis. La situation est difficile parce que le système est patriarcal, les traditions sont très présentes et on ne peut pas dire que la religion soit une base potentielle d’ouverture vis-à-vis des femmes.

La pratique de la religion est terrible comme idéologie mais aussi en raison des pressions exercées par les structures religieuses — les cheiks, les imams — qui en font souvent une interprétation détournée. En outre, l’éducation des femmes est médiocre comme les moyens éducatifs mis à leur disposition. Les femmes sont dans une situation difficile. Elles sont sans doute moins malmenées et brutalisées qu’aux États-Unis, mais elles doivent se battre pour obtenir un tant soit peu d’autonomie. La loi leur donne des droits, mais la société les empêche de les obtenir.

Larry Portis : Pensez-vous que la situation des femmes en Syrie puisse se dégrader dans les prochaines années ? Si l’on regarde les pays alentour, il n’y a guère de progrès en termes d’autonomie des femmes, mais plutôt une régression. Le contexte en Irak est particulier en raison de la guerre, mais dans tous les pays de la région, c’est la régression des droits des femmes.

Diana El Jeiroudi : Les droits des femmes et les droits des individus en général, tout est lié. La situation est en régression et non en progrès. Je ne suis pas engagée dans la politique. Je suis une simple citoyenne (rire). Mais cela ne m’empêche pas d’observer une régression sévère. C’est triste à dire, après quarante ans d’indépendance [1]. La Syrie, après avoir connu les assassinats, l’union puis la scission avec l’Égypte, l’oppression et la militarisation, est à présent le théâtre de la corruption.

Je ne peux blâmer les autres d’être corrompu, car la corruption est partout, en moi aussi. Ce n’est pas particulièrement une corruption institutionnelle, mais elle existe à tous les niveaux. Et malgré l’ouverture, les compromis politiques et sociaux, il n’y a guère de progrès. La Syrie n’est pas un pays riche comme l’Irak l’était ou comme l’est l’Arabie saoudite. Le progrès ne se fera donc pas facilement. En outre, nous vivons dans une zone de conflits et d’enjeux complexes et, il faut le constater, les régimes dictatoriaux ont besoin de la guerre pour conserver leur position. La guerre ne cessera pas s’ils demeurent en place. La situation est très complexe. Tous les pays, la Chine, l’Europe, la Russie, les États-Unis exercent des pressions continuelles. La situation n’est pas celle du Liban, mais elle est assez semblable. Cela ne vient pas de l’intérieur, mais de tout autour. On paie pour ce qui nous entoure, pas forcément pour ce qui est à l’intérieur. Et je ne vois pas un moyen d’y échapper.

Christiane Passevant : Pour revenir sur les droits des femmes en Syrie, le code de la famille accorde-t-il des droits égaux aux hommes et aux femmes

Diane El Jeiroudi : Pas du tout. En Syrie, chacun a son interprétation particulière des droits, dans le sens des traditions selon l’analyse du courant islamique. Les femmes restent à la maison, élèvent les enfants, font les tâches ménagères tandis que l’homme est responsable financièrement de la famille et prend les décisions, bref la vieille histoire. Par ailleurs, d’autres se réfèrent au modèle féministe, ce qui signifie se battre pour ses droits. Mais c’est une minorité. Entre ces deux modèles, il y a l’éventail varié de ceux et celles qui se créent leurs propres critères et codes.

En tant qu’observatrice, je pense que c’est terrible parce que si la loi n’est pas la même pour tout le monde, cela signifie que les opportunités sont différentes et que le traitement n’est pas égal pour les hommes et les femmes. Donc rien n’ira dans le bon sens.

À Amsterdam, l’année dernière, j’ai vu un film italien surprenant, We want roses too ! (Nous voulons les roses aussi !) [2]. Le réalisateur était dans la salle et le débat avec le public, beaucoup de jeunes, était incroyable. C’est un film important qui montre comment les femmes en Europe ont lutté et obtenu leurs droits. Cela nous rappelle que rien n’est automatique et qu’il faut se battre. Certaines ont résolument combattu pour leurs droits. Il faut le savoir car la tendance à la régression existe aussi en Europe.

Christiane Passevant : La régression est insidieuse et générale.

Diana El Jeiroudi : En Syrie, nous avons été les premières, parmi les pays arabes, à avoir le droit de vote, mais aujourd’hui trop peu de personnes se battent pour les droits des femmes et c’est grave.

Larry Portis : La pratique des « crimes d’honneur » existe-t-elle en Syrie ?

Diana el Jeiroudi : Nous luttons contre. C’est un sujet extrêmement sensible. Le grand Mufti, qui a d’abord soutenu cette coutume, s’est arrêté sans raison connue. Le problème vient du fait que nous n’avons pas de médias ouverts et que nous ne disposons pas de statistiques sur le phénomène, donc nous en ignorons l’ampleur.

Larry Portis : Une Syrienne [3] a publié en anglais un livre sur les « crimes d’honneur » dans les années 1980.

Diana el Jeiroudi : Le sujet est souvent occulté et semble ignoré. Nous ne sommes pas informé-e-s sur la question. Cette pratique perdure et de nombreuses personnes l’approuvent pour des raisons religieuses. Le gouvernement ne s’y oppose pas ouvertement, même si cela n’est pas légalisé. Il existe des refuges pour les femmes en danger, les femmes violées qui fuient leur famille, leur époux. Les associations qui gèrent les refuges trouvent parfois du travail à ces femmes pour qu’elles puissent se réinsérer dans la société. Mais, à tout moment, le gouvernement peut les fermer. Les « crimes d’honneur » existent encore, mais pour être tout à fait honnête, nous n’en connaissons ni la fréquence ni le nombre. [4]

Christiane Passevant : En ce qui concerne le code de la famille et, par exemple, l’héritage : les frères et les sœurs ont-ils/elles les mêmes droits ?

Diana el Jeiroudi : Non. Dans l’Islam sunnite, la fille n’a que la moitié de ce qu’obtient le garçon. Mais plus injuste encore est le fait que la veuve n’hérite que du quart de l’héritage si elle a un fils et du huitième si elle n’a que des filles. C’est terrible. Toutefois, les familles contournent souvent cette loi en partageant les biens du vivant de la personne. Pour prendre l’exemple de mon père, qui a trois filles, son frère aurait un droit de regard important sur l’héritage. Donc, pour partager ses biens équitablement, il m’a virtuellement vendu ma part d’héritage et a fait de même pour ma mère et mes sœurs. Il a tout réglé de son vivant. La majorité des familles procède de la même façon. Mon oncle, s’il le désirait, n’aurait aucun recours contre ce partage puisque tout est fait légalement. Cette loi sur l’héritage n’est pas juste, elle se base sur d’anciennes coutumes qui induisaient que le frère s’occupe de ses sœurs toute leur vie. Je ne vois pas comment cela est encore possible aujourd’hui.

Larry Portis : Vous vivez à Damas. Quels sont vos projets ?

Diana El Jeiroudi : Je suis réalisatrice, productrice de films et j’organise un festival du cinéma depuis février 2008. [5] Ce festival annuel présente des documentaires de création. C’est le premier festival indépendant et cela représente beaucoup de travail. Comme productrice, je travaille sur un documentaire court et un long. L’un sera terminé en janvier 2009. Le film raconte la vie d’un jeune Syrien vivant dans une région pauvre du Sud du pays qui décide en 2003 de partir se battre en Irak comme volontaire. Il revient ensuite en Syrie. Ce n’est pas une enquête, mais plutôt un regard intérieur sur les conditions de vie en Syrie qui suscitent de telles décisions chez un jeune homme. C’est une coproduction avec Aljazeera International [6]. Et l’autre documentaire a été tourné au moment des élections d’il y a deux ans, un référendum…

Larry Portis : Mais vous n’êtes pas politique…

Diana El Jeiroudi : (rire) Vous pouvez regarder des fleurs et y voir de la politique. C’est ainsi, que l’on soit impliqué-e ou non. C’est le quotidien. Ce film est un portrait de Damas pendant les élections. Tous les vingt-huit ans, l’élection présidentielle coïncide avec les élections parlementaires. Et cela a eu lieu en 2007. Nous avons saisi l’opportunité pour montrer visuellement Damas. Le réalisateur, Orwa Nyrabia, voulait tourner un portrait visuel, des images de Damas [7].

Christiane Passevant : Qui est le distributeur de Une Femme de Damas  ?

Diana El Jeiroudi : Pour mon film, nous avons un distributeur européen, à Zurich [8]C’est la première fois. La distribution est un problème pour nous en Syrie. Il est préférable d’avoir un distributeur en Europe qui connaît les règles et les lois en cours ainsi que les réseaux de distribution.

Christiane Passevant : Avez-vous d’autres projets de réalisation ?

Diana el Jeiroudi : Je travaille sur un court métrage traitant des rapports entre parents et enfants, et du cinéma. Ce film aura un double sujet. En ce qui concerne la production, nous avons le projet de réaliser un film d’animation, mais c’est encore au stade des préliminaires.

Christiane Passevant : Existe-t-il des laboratoires de cinéma en Syrie, pour le développement et le tirage de films en 35mm ?

Diana el Jeiroudi : Nous avons un laboratoire qui est géré par un fonds national, par l’État. Le laboratoire n’est pas performant et ne traite que le 35 mm en général, très peu le 16 mm. En outre, nous n’avons pas le droit d’importer de la pellicule Kodak en raison de l’embargo étatsunien. Nous sommes donc dans l’obligation soit de l’importer illégalement, soit d’utiliser une autre pellicule qui n’est hélas pas disponible puisque nous n’avons pas de distributeur Fuji en Syrie. Nous ne bénéficions pas non plus d’aide publique pour la production de films et nous n’avons pas d’école de cinéma.

Christiane Passevant : Il existe pas moins de huit écoles de cinéma à Beyrouth.

Diana el Jeiroudi : Oui et en Jordanie, il en existe une ou deux à présent, la Royal Film Commission et Philadelphia…

Larry Portis : Quand vous produisez des films, ils sont automatiquement sous-titrés ?

Diana el Jeiroudi : Absolument, en arabe et en anglais. Pour le Français, c’est sur demande.

Larry Portis : Pour le prochain festival de films documentaires à Damas en mars prochain, les films seront sous-titrés ?

Diana el Jeiroudi : Tous les films seront sous-titrés en arabe et certains en anglais, pour les invités. Ces copies seront ensuite données aux distributeurs pour de futures projections dans les pays arabes. Nous collaborons avec un certain nombre de centres culturels arabes, des cinémathèques, par exemple celle de Tanger, Métropolis à Beyrouth, Masra el Baladi à Amman, celle de Ramallah et d’Alexandrie. Le festival de films documentaires DOX BOX sera également présenté dans toutes ces villes, avec des sous-titres arabes. Ne pas donner au festival la possibilité de montrer les films dans d’autres pays serait une perte.

Christiane Passevant : Avez-vous filmé Une Femme de Damas en 35mm ou en vidéo ou sur un autre support ?

Diana el Jeiroudi : C’est filmé en HDV et en vidéo. Que pensez-vous du résultat ?

Christiane Passevant : La qualité est bonne et la lumière, le cadrage, l’étalonnage des couleurs sont excellents sur grand écran. Pour les scènes d’intérieur, la lumière transcrit bien l’intimité. Et vous, quelle est votre impression après la projection du film au Festival de Montpellier ?

Diana el Jeiroudi : Je suis encore en salle de montage. À la projection sur grand écran, cela m’a paru de qualité même s’il est difficile pour moi de ne pas voir les défauts et d’imaginer les possibilités de peaufiner le film. Finalement, un film n’est jamais terminé.