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Comité de soutien 11 novembre de Bruxelles
La fabrique du terrorisme
Article mis en ligne le 1er décembre 2008

Le 11 novembre dernier en France, une vaste opération de police conduisait à l’inculpation de neuf individus suspectés de terrorisme. L’opération ciblait une « nébuleuse anarcho-autonome » qui serait à l’origine de sabotages de caténaires provoquant des retards sur le réseau TGV. Celle-ci serait également responsable de différents faits de violence lors de manifestations politiques. Les inculpés encourent jusqu’à vingt années de prison.

Bruxelles 2007, les rumeurs d’évasion de Nizar Trabelsi conduisent à l’annulation du feu d’artifice du nouvel an. Pour avoir traduit un communiqué d’une organisation clandestine turque, Bahar Kimyongür a été condamné à cinq années de prison. Cet été, Bertrand Sassoye subissait presque deux mois de détention pour ses liens supposés avec le « Parti communiste politico-militaire » d’Italie.

Ces différentes affaires éclairent une transformation insidieuse de nos démocraties, pour laquelle les événements du 11 septembre 2001 ont joué un important rôle de catalyseur. Au nom de la lutte contre le terrorisme, nos Etats se dotent de législations qui autorisent le recours à des dispositifs répressifs qui dérogent de fait au droit pénal ordinaire. En raison de la faible gravité des actes incriminés, l’affaire des sabotages des lignes de TGV fournit une radiographie saisissante de cette inquiétante mutation.

Chaque année, la SNCF subit environ 26.000 actes de malveillance. La destruction de caténaires est un délit de droit commun. Il est admis par ailleurs que les sabotages en question ne pouvaient causer le moindre dommage physique. En conséquence, leurs auteurs s’exposeraient, au pire, à une inculpation pour « dégradation en réunion ». Pourtant, à la faveur des lois anti-terrorisme, les auteurs présumés sont poursuivis pour « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste ». « Association de malfaiteurs », voilà ce qui nous a été donné à voir et à entendre, à savoir, la construction pièce par pièce d’une organisation criminelle, avec ses « membres actifs » et son « cerveau » guidant au combat « ses troupes », avec des liens à l’étranger, sa méfiance envers les téléphones portables et sa participation à la vie d’un village masquant des activités inavouables. Cette organisation agirait de surcroît à l’intérieur du pays comme à l’extérieur. La constitution d’un tel environnement a permis d’élever la mise hors service de caténaires au summum de l’échelle de criminalité, puisqu’elle serait « en relation avec une entreprise terroriste ».

Qu’entend-on par terrorisme ? L’usage de ce mot est fluctuant. Il peut prêter à des assignations aussi variables que le statut officiel réservé aux maquisards avant ou après la Libération. Dans son sens le plus général, il désigne des actions visant à provoquer la terreur dans la population. Peut-on y assimiler des dégradations de matériel de la SNCF et des retards de trains ? Selon le gouvernement français, oui. Et c’est cette assimilation qui justifie d’appliquer aux saboteurs de caténaires un régime judiciaire plus dur que celui qu’on réserverait à des braqueurs de fourgons.

En tout état de cause, l’invocation du terrorisme a permis l’introduction d’une justice spéciale qui se traduit concrètement, en France, par une prise en charge des inculpés par un parquet et une brigade anti-terroristes, par des peines doublées, par une garde à vue pouvant durer jusqu’à six jours ou encore par l’instauration d’une Cour spéciale d’assises sans jury populaire. Dès l’instant où la qualification de terrorisme est énoncée, les inculpés sont soumis à une législation parallèle, ce qui revient à créer une discontinuité dans le traitement judiciaire de faits pourtant parfaitement identiques. En Belgique, ces glissements au sein du droit pénal existent également, et sont loin de se limiter à l’utilisation des fameuses « méthodes particulières d’enquête ».

La seconde discontinuité qu’introduit ce droit tient au fait qu’on n’y réprime plus seulement des actes mais aussi les intentions prêtées à leurs auteurs, pour les menaces potentielles qu’ils représenteraient pour l’ordre public. Le groupe de Tarnac est ainsi présenté comme « potentiellement dangereux ». Leur espace de vie est défini comme « un lieu d’endoctrinement et une base arrière pour des actions violentes ». Comment ne pas songer aux camps de préparation des martyrs d’Al-Quaeda ? Le procureur leur prête même l’intention de projeter « des actions plus violentes contre des personnes » ; toutefois, nuance-t-il, « cet élément n’est pas encore solidifié ».

Un autre élément important pour caractériser une action terroriste tient à ce que celle-ci vise à déstabiliser l’Etat. Le terrorisme est un acte criminel dont la particularité tient à sa finalité politique. La ministre de l’intérieur a ainsi expliqué que les saboteurs « ont voulu s’attaquer à la SNCF, car c’est un symbole de l’Etat ». Pour pouvoir parler de terrorisme, il faut montrer qu’il y a menace d’attentats ou volonté de s’en prendre à l’Etat. Ce qu’ont fait respectivement le procureur et la ministre.

L’intention terroriste crée le terroriste. Mais comment évaluer la nature d’une intention, à plus forte raison en l’absence de toute revendication, comme c’est le cas ici ? Par exemple, en prêtant au groupe des « discours très radicaux » et en exhibant des extraits d’un livre (« L’insurrection qui vient »). Mieux, on ressort leur participation à différentes luttes politiques, qu’on présente comme une machination s’autorisant n’importe quelle forme de violence, ne respectant rien ni personne.

Assurément, ce n’est pas la gravité des actes qui est visée ici ; sinon que dirait-on des incendies des émeutiers des banlieues, des jets de pavés de Mai 68, des saccages des viticulteurs, des entraves à la circulation de camionneurs en grève ou d’agriculteurs mécontents ? Ce qui justifie l’interprétation catégorique et la répression anormalement sévère des actes incriminés, ce sont des idées, des idées jugées inadmissibles, imputées de façon arbitraire et tenues pour criminogènes. C’est aussi une appartenance politique, une capacité d’organisation et le recours à certains moyens qui seraient, dans mille autres situations, légitimes.

« Nul ne peut être inquiété pour ses opinions », est-il gravé quelque part. Dans l’hypothèse où il est démontré noir sur blanc que les personnes arrêtées sont responsables de ces dégradations, il est inconcevable que la justice ait la possibilité de juger en fonction de ce qui restera toujours des allégations politiques. Un ennemi intérieur est visiblement fabriqué, qui mobilise un imaginaire de terreur.

Pourtant ces législations d’exception, approuvées avec une étrange insouciance par nos parlementaires, s’appuient toutes sur un terme, « terrorisme », dont l’utilisation passe inévitablement par une appréciation subjective qui prête à l’amalgame et à l’arbitraire. Tolérer l’existence de législations anti-terroristes constitue une menace perpétuelle pour toutes les formes de pensée ou d’action politiques et sociales considérées comme non-conformes. Les inculpés de Tarnac aujourd’hui, et demain, à qui le tour ?

mail soutien11novembre chez bruxxel.org