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Tabou, névrose... ou extension nécessaire du domaine des revendications
Les « casseurs de banlieue » et le « mouvement étudiant »
Par des étudiants de la Sorbonne
Article mis en ligne le 30 mai 2006

"Nous ne saurons oublier que, ce 23 mars 2006, dans les rues de Paris, deux jeunesses se sont regardées de travers, échangeant des regards pleins d’incompréhension, de méfiance, de désarroi, de honte, de haine ; deux jeunesses devenues étrangères l’une à l’autre. Ce divorce est le fruit de politiques, menées depuis nombre d’années, qui nous apparaissent aujourd’hui dans leur violence criminelle."

Pour nombre d’entre nous, la journée du 23 mars a constitué un tournant ; la confrontation avec les jeunes des banlieues a été un moment de prise de conscience douloureux, elle nous a montré que notre lutte n’était pas aussi simple, ou isolée, qu’elle en avait l’air (les bons, nous, contre les méchants, le gouvernement). Un troisième terme s’invitait à la fête. La question ne nous paraît pas se résorber par le seul renforcement, nécessaire, du service d’ordre. Et le vote du vendredi 24 : « L’AG de la Sorbonne ne se prononce pas sur la question » nous paraît autruche : non seulement lâche, mais hypocrite. Ne pas se prononcer, c’est en faire un sujet tabou : on renforce le SO, et on continue à regarder devant nous (le gouvernement) en feignant d’ignorer ce qui déboule par derrière et les côtés (la banlieue). Belle névrose en perspective.

Il ne s’agit pas de faire de l’angélisme et de nier les vols et les agressions physiques perpétrés par ces jeunes à l’encontre de plusieurs d’entre nous. Ces agressions, nous les condamnons catégoriquement ; et nous avons le devoir de nous en défendre. Mais il nous paraît impossible de rejeter ces jeunes sous le nom de « voyous », tout en continuant à afficher une solidarité de façade à l’égard du « mouvement des banlieues » de novembre dernier. Il serait trop facile de voir en eux un mouvement social, posant des problèmes de fond, tant qu’ils restent en banlieue et brûlent là-bas des voitures ; pour ensuite n’y voir plus que des « voyous » quand ils viennent dans Paris et qu’ils s’en prennent à nous, étudiants et manifestants. Nous devons nous défendre contre les agressions qu’ils commettent contre nous ; mais il nous paraît décisif de considérer par ailleurs que nous n’avons pas à juger leurs modes d’action : les casseurs sont fréquemment hués par les manifestants étudiants, dès qu’ils s’en prennent à un abribus ou une voiture. Nous, étudiants au Quartier latin, parce que nous ne subissons pas la violence exercée quotidiennement sur ces jeunes, ne saurions être en mesure de leur donner des leçons de civisme et de responsabilité. La violence de ces jeunes répond à une violence d’Etat. Pour condamner celle-là, il nous faudrait taire celle-ci. Or il est grand temps au contraire de la faire apparaître au grand jour. Il nous faut donc refuser catégoriquement la posture qui consiste à condamner les actes venus de la banlieue en les opposant à un mouvement étudiant qui serait, lui, « civilisé », « non violent », « responsable. » Cette posture est un piège : elle est exactement ce que le gouvernement attend de nous ; car elle légitime et renforce la posture qui est la sienne à l’égard des émeutes de banlieue : une posture policière (surveillance, contrôle, répression).

La manifestation de jeudi a jeté le trouble dans l’esprit de beaucoup d’entre nous. Cependant, 1) notre détermination à obtenir le retrait du CNE et de la Loi sur l’Egalité des chances n’a pas faibli. Nous continuons la lutte en ce sens avec autant de détermination. 2) mais nous prenons conscience que notre mouvement ne saurait se poursuivre sans prendre en considération (et ce, de façon également prioritaire) le désarroi des banlieues ; ni sans tisser de liens avec elles.

La rencontre conflictuelle de deux jeunesses dans les rues de Paris jeudi était un constat amer : enfin, la réalité de la colère de novembre nous éclatait à la figure. Nous, étudiants de la Sorbonne, reconnaissons n’avoir pas su prendre la mesure du mouvement des banlieues : comment avons-nous pu laisser passer le mois de novembre sans une fois organiser, sous quelque forme que ce soit, la manifestation de notre soutien ? En mars, notre silence de novembre retentit amèrement. Il est inacceptable que le mouvement étudiant, par crainte de discrédit auprès des médias et de l’opinion, en vienne à se désolidariser des jeunes de banlieue et s’autorise à condamner leur violence. Car c’est adopter le même ton, poli, que le gouvernement : c’est ne pas voir que ce discours d’anti-violence polie tait et cache la violence véritable, exercée au quotidien sur ces jeunes (contrôles policiers, discriminations à l’emploi, au logement, etc.). Si nous adoptons ce discours, nous nous plaçons du côté du gouvernement ; et contre eux. Gagner sur le CPE sans avoir obtenu quoi que ce soit pour la banlieue, ni su établir aucun lien avec elle, ne serait plus pour nous qu’une victoire amère. Nous ne saurons oublier que, ce 23 mars 2006, dans les rues de Paris, deux jeunesses se sont regardées de travers, échangeant des regards pleins d’incompréhension, de méfiance, de désarroi, de honte, de haine ; deux jeunesses devenues étrangères l’une à l’autre. Ce divorce est le fruit de politiques, menées depuis nombre d’années, qui nous apparaissent aujourd’hui dans leur violence criminelle. Ce sont ces politiques que tous, depuis la banlieue comme depuis Paris, devons combattre. Sur cette fameuse question de la violence, qui divise les AG de France, il serait bon de ne pas se tromper de cible. La ligne de partage que cherchent à imposer le gouvernement, les médias, l’opinion (entre les bons étudiants non-violents et les méchants casseurs) est un piège redoutable. Elle permet que soit laissé dans l’ombre un terrible détail : la violence exercée sur ces jeunes par l’Etat, au quotidien. Commençons par condamner cette violence, haut et fort, et prenons clairement position contre elle, avant de nous scandaliser benoîtement devant celle qui y répond.

[Pour cette raison, l’AG de la Sorbonne décide d’ajouter à ses revendications la suivante : « ... »]

[Nous décidons par ailleurs de consacrer une partie de nos forces à mettre en place les conditions d’un dialogue avec la banlieue. Cette tâche, difficile, nouvelle, doit inventer des formes nouvelles, et...]

Hier, enfin face à face avec les « jeunes de novembre », nous évitions les coups et les vols ; et notre « bonne conscience » était plutôt mal à l’aise ; non seulement nous prenions des coups, mais nous baissions les yeux. Il s’agissait de nous défendre contre un « ennemi » qui n’en était pas un. Il est temps d’accomplir ce pas décisif : [déplacer] le problème.

[Nous condamnons l’attitude de tous les gouvernements qui ont permis qu’une telle ligne de partage se produisent à l’intérieur de la jeunesse, et plus généralement de toute la population ; c’est-à-dire tous les gouvernements qui ont Nous exigeons des gouvernements actuels que des mesures soient prises en faveur des banlieues.] [Nous condamnons la rhétorique qui consisterait à opposer les deux jeunesses ; cette rhétorique est celle du gouvernement, de la plupart des médias, et de certains syndicats étudiants].

Car le problème du CPE (qui nous oppose au gouvernement) est un problème confortable pour nous (puisqu’il nous place du côté des victimes). Le problème de la banlieue nous met bien plus mal à l’aise : les victimes, ce n’est plus nous - et lutter sans posture de victime, voilà qui est moins simple. Il oblige à inventer des formes nouvelles. Relevons le défi.

Les jeunes de banlieue ont exprimé en novembre dernier un malaise profond qui n’a pas été entendu par le gouvernement et que nous mêmes avons été incapables de prendre en compte.

Des étudiants de la Sorbonne