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Mais où est passé le mouvement réel ?
Article mis en ligne le 30 mai 2006

Compte-rendu politique, critique et subjectif d’un mandaté de la Sorbonne au sujet de la Coordination Nationale Étudiante s’étant tenue à Aix-en-Provence les 25 et 26 mars 2006

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D’abord, et comme un symptôme, le TGV qui relie Paris à Aix en trois heures. On arrive au milieu du désert : une gare immense, entièrement vitrée, lisse, un temple de la laideur architecturale contemporaine au milieu de la sécheresse. Et l’autoroute qui met la ville à quinze minutes. Le temps et l’espace sont annulés, nous sommes au milieu de nulle part, dans un centre impossible, fruit de la volonté d’effacer ce no man’s land que constitue à présent le centre de la France. Nous sommes l’une des premières délégations à arriver, nous nous faisons enregistrer auprès d’un cocheur de cases, et rédigeons proprement les “motions perspectives” que l’on nous a demandé de porter à la coordination. Elles seront retapées par ordinateur et distribuées pendant les débats. Tout le monde se badgera bientôt : délégué, cafétéria, S.O., organisateur. Voilà tout le monde bien rangé, bien distingué, afin que chacun-e reste à sa place.

Tout le monde est stressé. Il faut que cela se passe mieux que la semaine dernière, à Dijon. Ça rigole quand même un peu, ça chante. À Aix, l’occupation dure depuis trois semaines, et c’est un honneur d’organiser la coord. Il y a évidemment les grandes banderoles de bienvenues, les tas de chaises entassées, les panneaux indicatifs. Tout le monde dort à l’arrache dans les amphis. Le lendemain, ça commence.

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Réveil pénible sur le sol en lino. Plein de délégations sont là dans le hall. Ça grouille de monde, ça discute. Retrouvailles. Comment ça va depuis la dernière coord ? Il y a beaucoup d’habitué-e-s ici. Les mêmes têtes syndicales se retrouvent. Famille infecte, névrotique, dans laquelle se jouent les petites rivalités, les inimitiés. Je n’y comprends rien, ne sais pas ce qui se trame entre les différents groupes trotskards et gauchistes, sur quels points se constituent les ruptures. Le complotisme rôde, la mesquinerie va de bon ton. Ça se moque. Les délégations font encore semblant d’être ensemble. Mais déjà on se rassemble, on se mélange, les rumeurs circulent. Qui tiendra la tribune ? Vous avez vu la charte qu’Aix propose pour la tenue de la coord ? Qui est derrière tout ça ? L’Unef mino, l’Unef majo ? Et la coord, nous dit-on, est un grand espace de débat.

Ça démarre vers midi. Des délégations venant de villes proches se sont fait le plaisir d’arriver en retard. La tribune se présente, elle sera tournante. Grand discours d’inauguration d’un type de l’Union des Etudiants Communistes, beau comme un jeune cadre stalinien des années 80. On rigole. Il sera discuté pendant des heures des modalités de vote, de la question de la “charte d’Aix”. Je ne comprends rien, sauf quand cela pue vraiment l’usurpation. Au bout d’un moment viennent les bilans fac par fac. On a les chiffres en AG et les chiffres en manif ville par ville. Au grand jeu concours, c’est Rennes qui l’emporte. Ensuite, les “cas spéciaux” doivent parler : les facs fermées, les mouvements poursuivis au nom de la liberté d’étudier. On entend finalement très peu parler des centaines d’arrestations qui ont eu lieu, le suivi juridique et le reste. En tant que mandaté de la Sorbonne, je raconte ce qui nous arrive, nous est arrivé pendant la semaine. Avec cette étrange division entre celles et ceux qui ont décidé de s’installer dans le bastion occupé qu’est la fac de Tolbiac, et les autres qui ont préféré se mêler à l’occupation de l’EHESS avec les sans-statut fixe. Je ne m’attarde pas plus que ça. On me siffle derrière que je n’ai que deux minutes d’intervention. D’autres cas particuliers doivent aussi s’exprimer. Une minute de silence sera faite pour l’étudiant mort d’une crise à Strasbourg ; une minute de bruit ensuite pour montrer notre motivation. Résultats de ce soir : 1 pour la tristesse, 1 pour le bruit. Je crois que c’était le bruit qui recevait à domicile.

Pause. Ça reprend. On va aborder la fameuse question des revendications qui seront mises en avant par la coordination. Il y a déjà la désormais sacrée plateforme de Toulouse. Plusieurs heures sont nécessaires pour savoir si on la modifie, si on l’élargit, ce qu’on en fait en somme. Il y a une forte pression dans la salle pour que cela ne soit pas rediscuté. Avec la menace : rappelez-vous ce qu’il s’est passé à Dijon ! Je ne sais pas de quoi il s’agit ; rien entendu à ce sujet à l’AG de la Sorbonne. En même temps, vu que c’est le bordel, vu les coups de force débiles qui ont lieu, j’arrive à m’imaginer ce qui a eu lieu. Les mandaté-e-s, en tout cas, ont plein de revendications votées dans leurs AG. Le grand tableau se couvre de 70 propositions que l’on range dans des cases : mouvement, emploi/précarité, politique, divers. Facile de comprendre que ça bouillonne dans les Assemblées locales.

Après une nouvelle pause surgit une idée mystérieuse : le cahier de doléances. Un grand sac pour mettre toutes ces revendications nouvelles, dans la grande tradition du cause-toujours. On se demande qui a proposé ça. On nous explique : il s’agit d’être crédible, d’avoir un message clair qui puisse réunir tout le monde, les étudiants et les salariés. Nous devons encore massifier le mouvement. Une fois que nous aurons gagné sur la Loi sur l’Egalité des Chances, nous pourrons faire avancer le reste. En attendant, on ne peut présenter ça aux centrales syndicales.

IL FAUT ÊTRE CRÉDIBLE.

Les nouvelles revendications sont refusées au fur et à mesure, car les mandats ne sont pas aussi précis que ça. Pas assez de mandats pour refuser le contrôle renforcé des chômeurs, le RMA, le statut pourri des intermittents, les projets de loi pour la prévention de la délinquance à la crèche, la dernière loi sur l’immigration. Ne Prend Part au Vote, NPPV, NPPV, NPPV. Sera finalement rajouté à la Plateforme sacrée le refus du Contrat de Travail Unique (qui n’existe pas encore), la demande de la démission du gouvernement, un CDI pour tous.

ON RESTE CRÉDIBLE.

Quatre heures du mat. On passe aux perspectives.

Au début est lue la motion de Jussieu. Tou-te-s les trotskystes de la salle se sont mis d’accord dessus. On y fera quelques aménagements mineurs, intégrant la proposition du blocage des voies de circulation. Le texte est moche, mal écrit, plein de la novlangue de la crédibilité et de la massification. Il ne peut susciter aucun engouement, aucun appel d’air. La pensée de la lutte syndicale résumée dans un torchon sans intérêt.

ON RESTE CRÉDIBLE.

Je n’en peux plus, je m’énerve, décide d’aller me coucher. Il est six heures du matin. Les deux autres mandatées restent, dorment à tour de rôle. À dix heures, après vingt-deux heures d’AG, est proposé un bureau national, refusé in extremis. Les vingt porte-parole sont élu-e-s, et affublé-e-s d’un mandat impératif (illes ne peuvent donc en principe exprimer leurs positions personnelles). Une bonne moitié, semble-t-il, viennent de l’UNEF mino (la tendance minoritaire du syndicat) : la coord a donc à sa tête la partie de l’UNEF qui n’a pas prise sur le porte-parole.

Une conférence de presse sera réalisée à l’issue de la mascarade. La “motion Jussieu” est lue avec le peu d’entrain qu’elle mérite devant des journaleux impatients. Les questions posées portent, comme il fallait s’y attendre, sur la violence. Les porte-parole s’en sortent avec la réponse besancenote : la première violence est celle du gourvenement. Quelle répartie.

ON RESTE CRÉDIBLE.

NOUS DEVONS MASSIFIER LE MOUVEMENT.

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La première chose qui m’a prise, lorsque je suis allé à la coord, a été le sentiment de participer à un vaste délire collectif. Tout ce petit monde badgé qui ronchonne, hurle, lève des cartons, complote dans les couloirs, se marre en plissant des yeux vides quand telle secte gauchiste n’a pas réussi à placer sa motion, sa perspective, son bilan. Ces listes d’inscrit-e-s avec 70 noms de facs, ces tribunard-e-s qui hurlent hystériquement pour appeller au calme ou au respect. Tout ça pour quelques vagues phrases rajoutées à un petit texte et de fumeuses journées d’action où chacun-e selon le désir du coin ira faire des sit-ins sur les places des villes, differ à la sortie des gares ou des usines, fera des manifs de nuit. Vingt-quatre heures d’AG pour presque que dalle, en dehors des divers jeux de pouvoir des organisations. Aucun contenu, aucun discours qui prend aux tripes, une juxtaposition de phrases qui se superposent mais ne se composent pas. Un brouhaha dont le sens doit pouvoir être trouvé dans les divers bureaux politiques.

À quoi aboutit-on finalement ? Un “appel à la grève interprofessionnelle reconductible” (comme la semaine dernière), trois revendications en plus sur la plateforme. Je ne vois pas ce qui a été coordonné. À peine des journées d’action qui de toute façon auraient eu lieu. Pourquoi tout ce temps passé en AG à ce sujet, pour mandater, pour penser des motions, pour proposer des actions si c’est pour aboutir à cela ?

NOUS DEVONS MASSIFIER LE MOUVEMENT.

NOUS DEVONS RESTER CRÉDIBLES.

Il me semble qu’à l’heure actuelle, deux hypothèses sont à l’œuvre, en pratique. Une première est celle qui se montre à la coordination nationale et dans bien des AG. Je la qualifierais de gauchiste-révolutionnaire. Elle s’articule autour du double-motif de la grève générale appellée par les syndicats et l’opinion publique. L’enchaînement des idées est simple. Pour que les syndicats appellent à la grève, il faut démontrer la puissance du mouvement étudiant : faire donc de grosses manifs, multiplier les grèves. Il faut aussi que les syndicats puissent partager nos exigences : avoir donc une plateforme dans laquelle ils puissent facilement se retrouver.

Il faut enfin que la base des syndicats sentent qu’un coup est à jouer : proposer donc à l’opinion publique une image claire du mouvement, le rendre compréhensible au pire des idiots, faire preuve de responsabilité face à la violence ou aux revendications. De là des diffusions massives auprès des salarié-e-s, dans les gares, à la sortie des entreprises, avec un message CRÉDIBLE, pour qu’illes puissent se joindre à nous. De là aussi, conformément à cette volonté, ce qui s’est exprimé à la dernière coord de manière explicite à plusieurs reprises : donner une tête forte à ce mouvement, une “vraie direction”, pour que les syndicats et leurs adhérent-e-s sachent où ça va, pour que les journaleux aient quelqu’un-e de fixe à qui parler.

Cette hypothèse traverse en partie ce mouvement, prend du temps. Beaucoup de diffusions de tracts insipides sont faites en ce sens, bien des discussions sur ce qui est CRÉDIBLE ou non ou ce qui passe dans les media ont lieu dans ce sens. L’hypothèse gauchiste-révolutionnaire de la constitution d’un grand mouvement de masse par le biais de mots d’ordre simple bat son plein. La coordination telle qu’elle se fait aujourd’hui n’en est que le pur produit désastreux.

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La seconde hypothèse, elle, ne se montre pas en coordination, même si elle y laisse ses traces. C’est la suivante : dans la situation présente, la force de notre mouvement est liée à ce qui a lieu dans la rue et les occupations, c’est ce bouillonnement qui fait peur et pourrait bien, par contagion, ouvrir les possibles. Ce bouillonnement est d’abord celui de la parole qui se délie. Nous recommençons à parler de politique, de ce que signifie vivre dans ce monde-ci aujourd’hui. Nous partageons nos révoltes, nos rages, nos refus. Parfois s’élaborent des programmes, plus ou moins farfelus. Cela a même débordé à la coordination, avec ces 70 revendications votées dans les assemblées dont les syndicalistes ne savaient que faire. Pour reprendre le vocabulaire en cours chez eux, la base est largement politisée : nous n’en sommes plus, après plusieurs semaines de contestion, au simple refus du CPE, mais bien, de manière souvent explicite, à un refus du monde qui se déploie aujourd’hui. Les discussions en marge des assemblées, dans les occupations, dans les moments creux du temps de grève laissent émerger des espoirs de changements radicaux. Revient, après une longue absence, l’idée qu’il nous appartient de faire ce monde.

Et, en parallèle, les moyens s’inventent. Des actions symboliques plus ou moins débiles se réalisent, on se débrouille pour trouver de la thune, on récupère sur les marchés, dans les supermarchés pour nourrir l’occupation, on s’équipe pour les affrontements, on apprend à se soigner, à faire attention aux autres, on apprend à s’exprimer publiquement, à construire des trucs. Des solidarités pratiques se nouent, on finit par tenir à la lutte moins pour son prétexte que pour les moments qu’elle laisse vivre, le temps qu’elle voit émerger, les espoirs qui se partagent. Ça bouillonne et ça s’organise. On finit par se dire que l’on peut aussi bien faire des choses sans forcément attendre l’aval épuisant de tou-te-s, que l’on peut aussi parler véritablement en dehors des débats et des AG.

Ce qui se constitue, en ce moment, c’est la puissance du débordement. Les ressorts d’action syndicaux s’épuisent, on perd le goût de la manif plan-plan où même les chansons bien trouvées ne suffisent plus. On perd le goût des slogans mille fois répétés, des tracts mille fois distribués. On perd la curiosité pour les motions, pour les subtilités qui ont amené aux choix de parcours ; les AG apparaissent dans leur vacuité, leur tristesse formaliste. Alors, évidemment, cela dégénère, comme illes disent. La parole se fait plus rêveuse, les actes se font plus déterminés. Les beaux cortèges bien rangés se disloquent, les tracts non-tamponnés se multiplient. Cela démarre vers l’incontrôlable. Voilà où nous en sommes aujourd’hui. Au cœur du conflit entre deux hypothèses qui ont pu cohabiter un moment ensemble, mais qui, à présent, vont s’affronter. La coordination nationale, encore à Aix, s’est voulue fière coordination du mouvement étudiant. Elle n’en représente pourtant que sa face syndicale, bien lisse, bien propre, bien claire, bien CRÉDIBLE. Rien de plus que cela. Elle ne vient que couronner la domination, dans les AG, du principe de l’unification des mots d’ordre et des actions, de la tribune qui note les listes d’inscrit-e-s, de la volonté d’obtenir en se montrant à leur hauteur la grève générale par le biais des syndicats. Le mouvement réel de son côté, est irréaliste, irresponsable, divers, il pense et il déborde. Sa rage est trop forte pour se contenir dans les pauvres slogans tout mous et les manifs en rang. Il ne passe pas bien dans les media, il aime faire la popotte, préparer des actions, se dire qu’il ne fait que commencer et qu’il a le temps. Le mouvement réel s’organise.

Rien ne peut encore vraiment être prévu. Ça s’affronte déjà dans les rues, ça prend une tournure radicalement politique dans certaines AG. On ne sait dans quelle mesure les syndicats et les gauchistes parviendront encore à pourrsuivre leur œuvre d’encamaradement, leur œuvre de censure du caractère politique du mouvement dont ils ont constitué l’étincelle. Émettons une hypothèse : si grève générale ou blocage général il y a, cela arrivera surtout parce que, dans les rues et les occupations, la jeunesse, qu’elle vienne des cités ou du centre des mégalopoles, se sera mise à s’organiser par elle-même, à penser et parler haut et fort à l’écart des mégaphones et des camions sonos.

Le désastre est trop présent pour que ce monde ne commence à se fissurer. Le besoin de révolte est trop grand, trop partagé pour que le mouvement réel n’émerge pas.

Je pense que la Sorbonne devrait cesser de participer à la coordination car sa préparation prend trop de temps, parce que ses résultats sont et seront minimes, parce qu’elle ne sait pas et ne saura jamais refléter la multiplicité de ce qui a lieu en bas, parce que c’est avaliser comme une évidence les logiques de pouvoir délirantes d’organisations syndicales et gauchistes. On m’a dit, sûrement avec raison, que si l’on cessait de faire tout cela en AG, beaucoup de gens s’en iraient. Il est vrai que certain-e-s s’amusent dans ce jeu d’organisations. Mais les autres ?

Quant à moi, et je sais que je ne suis pas seul, je préfère la seconde hypothèse. Car je crois en notre capacité à nous organiser pour les affrontements à venir et en notre capacité à laisser surgir à l’intérieur de ce mouvement des réflexions politiques radicales et des pratiques d’organisation autonomes.

En tout cas, je n’irai plus jamais en TGV pour voir cette pièce de théâtre sordide. L’exil est déjà assez difficile. Pas besoin d’aller voir ces gardiens de troupeau à keffieh s’écharper sur la part de désert qu’ils contrôlent. J’ai définitivement mieux à faire.


Kamo, le 27 mars 2006