Documentaire
Bienvenue à Hébron/Welcome to Hebron (2)
de Terje Carlsson

Christiane Passevant : Dans le film, l’explication donnée par l’ancien officier, commandant à Hébron, est, d’une part, que les enfants de colons sont élevés dans la haine de l’autre, mais, d’autre part, il met aussi en question la responsabilité des militaires. On le voit bien dans cette scène où les soldats ne font absolument rien pour assurer la protection des enfants palestiniens. Ils restent passifs et n’empêchent pas les jets de pierres.

Christine Chamoun : Et pourquoi ? Je me suis posé la question pendant tout mon séjour. J’étais très en colère vis-à-vis des soldats et de cette société. Je sais qu’ils ont des instructions, mais les soldats sont des êtres humains… Alors, comment supporter sans réagir de voir des enfants ainsi agressés et maltraités ? La raison est peut-être celle que donne l’amie de Leila : « ils ne sont pas là pour nous, mais pour protéger les colons. ». C’est leur mandat, point final. Très peu d’entre eux ont le courage de réagir.

Larry Portis : Avez-vous rencontré des difficultés pour filmer dans de telles conditions, surtout en tant qu’étrangers ?

Christine Chamoun : Mon compagnon est le réalisateur et le caméraman du film. Il a filmé toutes les scènes d’extérieur. Je l’ai assisté pour les entretiens, les scènes à l’intérieur avec les femmes. Terje n’aime pas parler de ça, car il ne veut pas qu’on le prenne pour une victime. Mais c’était difficile, les colons n’aiment ni les étrangers ni qu’on les filme.

De plus, Terje est immédiatement repérable, il est suédois, grand et blond. Il a beaucoup filmé, par exemple lorsque les colons l’ont attaqué en le traitant de nazi et en lui criant de rentrer à Auschwitz. Il a été maltraité et on lui a jeté des pierres.
Il a toutefois fini par nouer des relations avec les soldats. Ils viennent de Haïfa, Tel-Aviv et, en fait, ils ont peur. Les soldats travaillent en rotation et l’équipe change tous les trois mois. Terje a constaté qu’au début, les soldats nouvellement arrivés étaient très stricts. Ils ne voulaient pas qu’il filme car ils craignaient que cela ne déclenche des incidents. Mais après quelque temps, eux-mêmes en avaient marre des colons. Les colons sont parfois agressifs envers les militaires, ils jugent que ces derniers ne font pas leur travail. Et, au bout de trois ou quatre semaines, les jeunes militaires se rendent compte qu’Hébron n’est pas aussi dangereux qu’on leur a dit, que les enfants palestiniens ne sont pas des terroristes et ils commencent à avoir des relations, notamment avec les enfants qu’ils voient chaque jour. Peut-être sont-ils aussi contents que des étrangers comme nous racontent une situation dont ils ne peuvent rien dire.

Christiane Passevant : Une question justement par rapport à cet ancien officier qui a été un responsable militaire à Hébron pendant plusieurs années. Il analyse la situation de manière extrêmement critique et lucide et dit au cours de l’entretien : « S’il n’y a pas une réflexion sur cette situation, cela va à la catastrophe. » Comment l’avez-vous rencontré ?

Christine Chamoun : Yehuda Shaul a fondé une association israélienne, Breaking the silence (Rompre le silence). Avec ses amis, qui ont également fait leur service militaire, ils expliquent ce que signifie le service militaire dans les territoires occupés palestiniens. Nous l’avons rencontré au cours d’une exposition sur ce même sujet à Tel-Aviv. C’est un homme formidable. Terje est en ce moment en Israël pour faire un film avec Yehuda sur le thème : quel est l’effet de l’occupation sur la société israélienne ? Yehuda organise actuellement des visites guidées à Hébron. Il emmène des Internationaux, des Israéliens sur place pour leur montrer la réalité sur le terrain. Chaque fois, il doit affronter les colons de plus en plus menaçants et il nécessite parfois une escorte policière pour sa sécurité. La semaine dernière, il a accompagné des personnes du consulat britannique. Yehuda est très déterminé, il dit lui-même : « on m’a envoyé là-bas, je n’avais pas le choix. Je l’ai fait pour la société israélienne et j’ai réalisé que l’armée n’était pas là pour protéger les frontières, mais pour occuper une population, des civils palestiniens. Il faut le vivre pour comprendre. »

Larry Portis : Êtes-vous entré dans une colonie pour interviewer des colons ?

Christine Chamoun : Non. Terje a essayé. Il existe un bus de Jérusalem à Hébron que prennent les Israéliens et les touristes et il l’a pris. Mais les colons se méfiaient et cela a été un échec.

Larry Portis : C’est difficile de comparer les jeunes filles qui habitent la colonie, avec Leila, intelligente et cultivée ?

Christine Chamoun : C’est impossible. Terje voulait surtout parler du quotidien sous l’occupation à travers Leila qui est palestinienne, à travers son ressenti et sa perception. Il hésité un moment à mettre Yehuda dans le film parce qu’il disait : pourquoi a-t-on besoin d’un Israélien pour justifier ce que dit Leila ? Pourquoi sa voix n’est-elle pas suffisante ? Il s’est ensuite rendu compte que la seule voix de Leila n’était pas suffisante. Le conflit est tellement émotionnel qu’on aurait pu l’accuser d’antisémitisme et de manquer d’objectivité avec la seule approche de Leila.

Christiane Passevant : Au tout début du film, on voit des jeunes filles israéliennes extrêmement agressives vis-à-vis de femmes et d’enfants et qui disent : « À mort les Arabes ! »

Christine Chamoun : Cette scène est très choquante pour tout le monde. Quand j’étais là-bas, comme je l’ai dit, j’étais en colère. Avec le recul et après avoir revu le film et cette scène en particulier, ce qui me frappe, c’est que les jeunes filles, de part et d’autre, sont des victimes. Ces jeunes des colonies sont des victimes car elles ignorent ce qu’elles font. Un jour peut-être, elles se rendront compte, quand elles auront des enfants, et elles vont souffrir de cela. En fin de compte, cela montre que non seulement les Palestiniens sont traumatisés, mais aussi les enfants israéliens qui vivent cette situation. On ignore quelle sera par la suite la répercussion de ce climat sur la société palestinienne. Ces enfants représentent la nouvelle génération.

Larry Portis : Il y a pourtant des différences au plan des mentalités. Dans le film, on voit sur une porte un slogan inscrit — « Gazez les Arabes » — et on entend les adolescentes dire, « À mort les Arabes », mais on entend pas les Palestinien-ne-s dire l’équivalent. Alors, est-ce la réalité ?

Christine Chamoun : La réalité est que tous les Israélien-ne-s ne pensent pas comme cela. Ce groupe, vivant à Hébron, est minoritaire, religieux et extrémiste. Ils refusent de voir les Palestiniens. Pour eux, la Bible dit que cette terre leur appartient et ils sont aveugles au reste. Ils sont également convaincus d’être les seules véritables victimes dans le monde, convaincus d’avoir subi une tragédie jamais vécue par d’autres. Ils ne se rendent pas compte qu’ils reproduisent la même tragédie vis-à-vis des Palestiniens. Quand j’ai vu pour la première fois sur la porte l’inscription « Gazez les Arabes », je me suis dit que ce n’était pas possible. Qui a écrit cela et pourquoi ?

Larry Portis : L’une des premières séquences du film est l’explication de Leila qui met son foulard. Quelle est la signification de ce choix ?

Christine Chamoun : Nous avons beaucoup discuté ce choix. J’ai pensé que ce plan n’était pas dans le sujet du film, qui n’est pas la religion, et je n’étais pas favorable à le garder au montage. En fait, cela fait partie de l’identité de Leila et, finalement, nous avons respecté son choix. Pour elle, c’était important de montrer au public occidental, européen, que même une musulmane est une jeune fille comme les autres. Elle n’est ni barbare ni extrémiste, mais moderne et cultivée, et elle a pensé qu’il était important d’en parler. C’est son choix.

Larry Portis : Était-ce aussi par rapport à ce qui se passe en Europe ?

Christine Chamoun : Absolument. Dans le film, elle dit que les Palestiniens sont souvent considérés comme des terroristes et elle pense que cette impression négative touche également la perception générale que les Occidentaux ont des musulmans. Je crois qu’elle a voulu montrer qu’elle portait un foulard et qu’elle était une fille comme tout le monde.

Christiane Passevant : La mère de Leila est d’origine roumaine ?

Christine Chamoun : Elle est d’origine roumaine et son père est palestinien. Il est allé en Roumanie pour ses études de médecine et y a rencontré son épouse. Après les Accords d’Oslo, comme beaucoup de Palestiniens, il a décidé de revenir en Palestine. Il a cru à la paix. Leila avait 6 ou 7 ans quand la famille est venue vivre à Hébron.

Christiane Passevant : Une question plus personnelle, vous êtes-vous, en tant que Libanaise, intéressé à la situation des réfugiés palestiniens au Liban ?

Christine Chamoun : J’aimerais beaucoup. En ce moment, je travaille pour les nations unies, pour le HCR, et je souhaite aller au Liban l’année prochaine et aborder ce sujet avec les Libanais. Cette question est très compliquée. D’ailleurs, quand je vais au Liban, je ne parle pas de ce problème dans ma famille ou avec mes ami-e-s, même si l’on connaît mon travail et mes engagements. Je suis perçue comme faisant partie de la communauté chrétienne libanaise et on ne veut pas savoir ce que je fais. Au Liban, les Palestiniens sont considérés comme trop impliqués dans la guerre civile. Les Libanais n’ont pas de recul et la rancœur est tenace. Les gens ne voient pas la différence entre la population civile et les militants. J’aimerais faire quelque chose au Liban et pouvoir expliquer la situation… ne serait-ce qu’en diffusant ce film par exemple.

Christiane Passevant : Quelle est la diffusion du film actuellement ?

Christine Chamoun : La télévision suédoise a été la première à acheter le film et à le diffuser. Une dizaine de festivals l’ont sélectionné et nous venons de signer un contrat avec un distributeur, alors peut-être peut-on espérer de voir un jour le documentaire programmé sur France 3 ou Arte ou Al Jazira.

Larry Portis : Et aux Etats-Unis ?

Christine Chamoun : Nous avons essayé, mais nous faisons ce travail nous-mêmes, avec nos propres moyens, et cela prend énormément de temps. Terje visait surtout Israël et les Etats-Unis avec ce documentaire, mais les festivals de Haïfa et de Jérusalem l’ont refusé. Nous continuons car le film leur est destiné en priorité.

Larry Portis : Le film sera-t-il disponible en DVD pour les associations et les réseaux alternatifs par exemple ? [1]
Christine Chamoun : Oui. Nous avons un distributeur en Suède qui répond aux associations et nous avons déjà eu des demandes. Terje va souvent dans des débats à partir du documentaire pour discuter la situation. Il est possible de le contacter et de l’inviter pour venir parler de son film.

Cet entretien avec Christine Chamoun a eu lieu durant le 30e Festival du cinéma méditerranéen de Montpellier, le 26 octobre 2008.
Présentation, notes et transcription, Christiane Passevant.

Pour voir des extraits du film :

http://www.youtube.com/watch?v=X9nWCvDG8NE&fmt=18