Karin Albou : Je suis née en France, mais j’ai voyagé et j’ai vécu en Tunisie par choix, donc je sais ce que c’est qu’être une minorité dans un pays. Je pense cependant que ce que j’ai vécu est bien différent de la vie dans les années 1940 et 1950.
Tout le monde souffre de la guerre et le rapprochement entre les juifs et les arabes compte tenu de leurs relations passées est important, mais je ne sais pas si cela est possible à présent. Le film est finalement assez optimiste sur ce point. Alors que nous tournions dans la cave d’une école la scène finale où Nour et Myriam prient ensemble, il y eut des cris à l’extérieur et des membres de mon équipe sont allés voir ce qui se passait. À la fin du tournage, ils m’ont révélé que ces cris provenaient d’une manifestation d’étudiants qui refusaient le tournage d’un film juif dans l’école. C’est le paradoxe de la Tunisie, d’un côté des étudiants sectaires et de l’autre l’équipe de tournage qui a dissipé la manifestation en défendant le sujet du film.
— Cet aspect, du présent, que vous soulignez n’est-il pas aussi dans le film ? Car il y a l’antagonisme social qui ressort de même que l’antagonisme religieux. Était-ce ainsi à l’époque au niveau de l’antagonisme religieux ?
Karin Albou : L’antagonisme religieux ne s’exprime que chez Khaled dans le film. Mais cela existait même si cela ne s’appelait pas encore intégrisme. Dans le nationalisme arabe, il a existé des courants limites, en Algérie c’était les Ben-badistes. Les Frères musulmans ont été fondés en Égypte dans les années 1920. Ces mouvements que nous connaissons maintenant viennent du début du siècle dernier. À l’époque du film, cela ne touchait pas les milieux traditionnels. Le père de Nour, par exemple, lit le coran dans une interprétation humaniste, contraire à celle de Khaled.
Christiane Passevant : On peut dire cela de tous les nationalismes.
Karin Albou : Tout à fait. Le film n’a pas encore été montré en Tunisie, mais j’aimerais bien. Je crains qu’il ne soit toutefois pas diffusé en raison de la nudité. Le film a été diffusé dans plusieurs festivals, celui de St Jean de Luz où il a gagné le prix du public et le prix d’interprétation féminine, au festival du film arabe de Fameck où il a obtenu le prix de la presse . Il sort en salles le 17 décembre 2008.
Nadia Meflah : Sur la représentation de la nudité, c’est Myriam, qui est juive, qui vit dans son corps un rituel arabe — l’épilation. Il y a une substitution extrêmement forte dans le film qui passe par la sexualité des filles. L’inversion est audacieuse, on pourrait s’attendre que ce soit Nour qui vive ce rituel de l’épilation qui est une violence liée à la virginité. Pourquoi est-ce Myriam qui subit cette violence ?
Karin Albou : Myriam est aussi arabe que Nour. Les coutumes alors étaient communes. Pourquoi Tita met-elle du henné ? Le rite était considéré comme judéo-arabe. Cela faisait partie de la culture juive sepharade. Tita pose d’ailleurs la question à Raoul s’il désire un rituel oriental ou occidental.
Christiane Passevant : À cette époque, existait-il des quartiers spécifiques, par exemple des mellahs, comme au Maroc au cœur de la médina ?
Karin Albou : Il y avait le quartier de la Hara, le quartier juif de Tunis, et des quartiers plus ou moins mixtes, comme dans le film, où les familles habitaient la même maison. J’ai choisi cette option pour avoir deux familles vivant ensemble, dans une même maison et ayant les mêmes coutumes avec de petites variantes.
Christiane Passevant : L’interdiction faite à Nour d’aller au lycée, était-ce au niveau des traditions familiales ou des lois ?
Karin Albou : Concernant Nour, les traditions interdisaient aux filles d’aller en classe, seules. Les filles ne pouvaient pas être seules dans la rue et devaient être accompagnées d’une nourrice ou d’une domestique.
Christiane Passevant : Du coup les classes sociales réapparaissent.
Karin Albou : Seule l’élite en effet pouvait faire accompagner les filles à l’école. Il n’existait pas d’école pour les filles musulmanes. Les blocages venaient aussi du clergé musulman. Quand elles allaient à l’école, c’était pour apprendre la couture, la broderie, pour faire de bonnes épouses. Donc, cela venait à la fois des familles, du clergé musulman et des colons qui freinaient tout développement de peur de créer des classes sociales qui pourraient ensuite revendiquer des droits. Des libéraux français ont toutefois créé une première école pour les jeunes musulmanes, rue du Pacha dans la médina de Tunis. Mais l’on y donnait des cours de couture et de broderie. Les cours de chant ont été interdits par les parents sous prétexte que cela été inconvenant pour une jeune fille. Pour la photo de classe, il ne fallait pas voir le visage des élèves. Ce sont les premières embûches faites à cette école de jeunes filles.
Nadia Meflah : Le Chant des mariées est-il un film arabe ?
Karin Albou : Je ne sais pas. Il est ce que vous voulez. Pourquoi enfermer un film dans une identité ?
Nadia Meflah : C’est un peu le cas pour tous vos films, La petite Jérusalem, Aïd El Khebir, Le Chant des mariées ? Ni arabe, ni juive… Les personnages féminins sont toujours dans une dualité, ni femmes ni enfants. Ce sont des dépossédées qui tentent de trouver leur place. Alors peut-on dire que le Chant des mariées est un film français, arabe, juif…
Karin Albou : Cela me gêne de mettre des étiquettes sur un film. Si c’est un film, je suis satisfaite. Ensuite sur l’identité, la chose qui est certaine est que je suis une femme.
Nadia Meflah : Alors sur l’imaginaire collectif ?
Karin Albou : Je ne peux pas répondre à cette question, si cela existe c’est dans mon inconscient. En revanche, sur la représentation, j’ai voulu montrer que le mariage forcé concernait, non pas Nour, mais Myriam. J’ai voulu aller à l’encontre de ce que l’on imagine habituellement, interpeller le public et susciter une réflexion sur les mariages forcés qui se pratiquait aussi dans les familles juives. C’est moins cliché. Aucune des deux jeunes filles n’est libre, mais c’est Nour qui semble l’être davantage au début du film. Elle est amoureuse et est un fantasme de liberté pour Myriam. J’ai trouvé intéressant d’inverser le schéma classique où l’on montre toujours la jeune fille arabe subissant un mariage forcé. Nour est amoureuse et brave les tabous et tous les dangers.
Christiane Passevant : Le désir féminin est rarement abordé au cinéma. Or il l’est dans Le Chant des mariées à travers celui de Nour pour son fiancé et par le refus de Myriam de faire l’amour avec Raoul après leur mariage.
Karin Albou : Nour désire Khaled et Myriam ne désire pas Raoul qui est trop vieux. Je pose effectivement la question du désir en tant que femme.
Nadia Meflah : Une autre circulation du désir existe dans le film entre les filles. La question de l’érotisme et de l’homosexualité féminine est présente ?
Karin Albou : C’est une sensualité normale à cet âge. Elles sont très proches, très fusionnelles comme des adolescentes. Les filles sont alors souvent plus amoureuses de leurs copines que de leurs mecs. Khaled, elles se le partagent comme un fantasme. Elles vivent presque tout à deux. Quand Nour et Khaled font l’amour sur la terrasse, Myriam est là. Quand Myriam est épilée, et symboliquement déflorée, Nour est là. Elles partagent effectivement quelque chose de charnel, mais qui ne va pas jusqu’à l’homosexualité. Dans ces cultures, les filles vivent ensemble, se touchent et ce n’est pas forcément homosexuel. Dès le début du film, on peut voir la séparation entre les hommes et les femmes. Les hommes sont ensemble avec la danseuse et les femmes sont ensemble. Et comme elles n’ont ni danseuse ni danseur, elles se moquent des hommes gentiment, elles se déguisent en homme, prennent les couilles du mouton… Elles font ce qu’elles peuvent pour s’amuser.
Christiane Passevant : Comment s’est passé le casting pour les deux personnages, Nour et Myriam ?
Karin Albou : La difficulté était de trouver des filles qui paraissent très jeunes, environ 16 ans. Pour Myriam, j’ai vu Lizzy Brocheré dans un film, Chacun sa nuit , et sur des photos. Je lui ai fait faire un essai en lui demandant de se teindre en brune. Pour Nour, je ne trouvais pas de comédienne et j’ai décidé de tourner avec une non comédienne. Cela a donné un casting de trois cent jeunes filles, mais c’était difficile car maintenant, à 16 ans, elles paraissent très femmes. Il fallait que Nour ait quelque chose d’enfantin car elle est naïve. Elle ramasse le tract, elle y croit. Pour Myriam, elle représente l’enfance qui s’échappe. C’était très important pour le film. J’ai alors trouvé Olympe Borval qui n’est pas arabe car il a fallu élargir le casting aux non arabophones. Elle a appris l’arabe pour le rôle.
Christiane Passevant : Comment s’est passé cette expérience de premier tournage ?
Olympe Borval : Au début, j’étais très émue. J’ai travaillé pendant un mois avec un professeur d’arabe qui m’a fait travailler l’accent, différent de l’algérien ou du marocain. Le tournage était très intense et a demandé beaucoup d’efforts, mais c’était une super expérience.
Christiane Passevant : Et cette amitié, cette complicité, une tendresse même, vous êtes arrivées à faire passer ce courant naturellement ? Vous avez sympathisé ?
Lizzy Brocheré : C’était un tournage assez compliqué. Nous n’étions pas très proches au début, mais ensuite, dans les scènes, il y a eu de la tendresse. Nous avions toutes les deux un peu peur et ça rapproche.
Entretien réalisé à Montpellier, durant le 30e Festival du cinéma méditerranéen le 1er novembre 2008.
Présentation et transcription de Christiane Passevant.