Jean-Paul Damaggio
Avec James Petras, pour la dignité des latinos
Article mis en ligne le 28 novembre 2008
dernière modification le 20 novembre 2008

Le 28 mars 2006 à Montevideo

Diego avait tenu à passer un moment par Montevideo, et le succès des révoltes équatoriennes lui laissant un peu de temps avant de s’installer durablement au Pérou, il se posa dans la ville dès le 26 mars. Il ne s’attendait pas à y retrouver l’actualité des USA. Sur une radio communautaire, il entendit la rencontre téléphonique hebdomadaire de Efrain Chury Irbarne avec James Petras. Si généralement, le chercheur nord-américain y commentait les nouvelles des Amériques, cette fois, il centra son propos sur des manifestations monstres qui se tenaient dans son pays ! Comment, pensa Diego, des manifestations secouent les USA et nous n’en savons rien ! Il colla son oreille à la radio et en apprit de bonnes !


James Petras
 : « D’après des personnes présentes aux manifestations le nombre de participants dépassa le million ! Les estimations policières sous-estiment toujours de tels phénomènes. Dans certaines villes ce furent les manifestations les plus importantes de toute l’histoire du pays. A Chicago, Los Angeles, il y a eu plus de monde que pendant les manifestations contre la guerre du Vietnam et cette fois elles rassemblent le peuple dans sa diversité. C’est la lutte du Tiers-monde présent au sein même des USA avec, la participation de l’Archevêque de Los Angeles qui déclara publiquement que si la loi en discussion est approuvée, rendant ainsi illégales la présence des immigrés et de ceux qui les appuient, il appellera à la désobéissance civile les curés, les sœurs et tous les catholiques. » Avec cet archevêque, le maire de Los Angeles, Antonio Villaraigosa apporte aussi son soutien au mouvement.

Après l’émission radio, Diego se précipita dans un cyber-café pour y lire La Opinion, journal latino de Californie qui confirmera les infos de Petras. Depuis la mi-mars le pays est en effet traversé par des manifestations monstres de sans-papiers (indocumentados) qui s’opposent à une loi votée à la Chambre, et en discussion au Sénat. La droite républicaine veut frapper l’immigration par cette loi dite HR 4437 ou loi Sensenbrenner qui vise à rendre « criminelle » toute présence illégale sur le sol US, et toute aide à des sans papiers, avec les conséquences judiciaires que cela implique. Le développement de la construction du mur séparant les USA du Mexique est aussi au programme. La loi est en discussion au Sénat où les démocrates, sensibles aux révoltes, proposent, avec l’appui de quelques républicains, son adoucissement : abandon de la référence à la criminalisation et des papiers pour tous ceux qui sont dans le pays depuis plus de cinq ans. Les sans-papiers seraient entre douze et vingt millions et le Sénat proposerait d’en légaliser sept millions sur cinq ans.

James Petras continue d’expliquer : « Le contenu des marches est profondément prolétarien. Ils n’étaient pas tous des prolétaires mais c’était le cas de la grande majorité et en particulier des plus mal payés, qui font un travail difficile et dangereux dans la construction, l’agriculture. Et c’est une protestation politique contre l’Etat qui veut imposer une nouvelle loi. Ce n’est pas seulement un conflit du travail mais un conflit au sujet du travail. Je pense que c’est l’expression d’un nouveau pouvoir émergent des latinos dans diverses villes et Etats, où il sont quasiment la majorité, comme à Los Angeles, où les trois-quarts des enfants des écoles sont des Asiatiques ou des Latinos. »

Pour une part, cette lutte continue les luttes des noirs pour les droits civiques. On y retrouve l’influence des églises (cette fois c’est l’église catholique), le principe de la manif monstre, de la désobéissance civile et d’un combat sur la durée (l’action du 1er mai est déjà prévue : une journée sans immigrés avec grève générale ! ). En même temps, elle est d’une autre nature. La bataille des noirs était une bataille DANS le système, pour permettre aux noirs d’accéder aux mêmes droits que les blancs. Dans le système, car le mouvement devait bénéficier uniquement aux noirs. Pour comprendre, il faut savoir qu’aux USA le système des races est clair. Côté indien la race est fixée par la généalogie : si un couple est mixte, sa descendance n’est pas indienne pour l’institution. Côté noir, la race est dans l’apparence : si un couple est mixte, les enfants sont noirs pour l’institution, car il suffit d’avoir un seul caractère négroïde pour être classé noir. Pour les Indiens, il s’agissait d’arriver à leur disparition. Pour les Noirs, il s’agissait de refuser le métissage. Ces questions furent concrètes jusqu’aux années 60 : comment savoir si je dois aller à l’école des Noirs ou à l’école des Blancs, si je suis un Blanc aux cheveux crépus ? La bataille pour les droits civiques a rendu les écoles ouvertes à tous, donc cette question a disparu, mais les races sont restées sinon comment mettre en œuvre « la discrimination positive » ?

Avec la lutte des sans-papiers, le social l’emporte sur le racial, puisqu’il s’agit surtout de latinos (d’où l’intervention de l’église catholique alors que pour les Noirs ce furent les églises protestantes) qui peuvent être indiens (surtout s’ils sont Equatoriens), noirs, blancs et surtout métis. Côté Rio Grande, c’est le refus du métissage. Côté Rio Bravo, donc au Mexique, le métissage est la règle (ce qui ne signifie pas une diminution des discriminations y compris dans ce pays laïque). Existe-t-il d’autres fleuves frontières sans le même nom sur les deux rives ?

James Petras continue de répondre à Efrain qui lui demande : « Je lisais dans La Jornada, que le directeur de l’institution Enlaces-América, affirme que nous voyons naître le nouveau mouvement pour les droits civils aux USA ? »


James Petras
 : « Oui, mais c’est une vision très limitée car les droits civils ne touchent pas les conditions de travail, qui sont les pires et qui est le contexte de cette protestation. Derrière ce mouvement il y a beaucoup de revendications sociales oubliées par la bureaucratie syndicale, des millionnaires qui n’essaient jamais d’organiser en profondeur les immigrants. Y compris l’organisation qui s’appelle Organisation des Journaliers agricoles qui est une mafia qui manipule pas moins de sept mille salariés et qui n’a obtenu aucune victoire en vingt-cinq ans mais qui au contraire fait perdre des droits. Pendant ce temps, les dirigeants de ces mal nommés syndicats qui sont des descendants de Mexicains, consomment avec leur famille les financements qui viennent de fondations. Nous allons donc voir apparaître de nouvelles organisations. Et la forme des mobilisations est tout aussi importante. Elle s’est produite grâce aux réseaux de radios communautaires qui répercutèrent les informations, grâce à des associations culturelles et le tout pour des manifestations pendant le temps de travail. »

Parmi les nouvelles organisations, Diego note, toujours sur La Opinión, L’alliance nationale pour les droits des êtres humains, dirigée par l’universitaire Armando Navarro qui indique : « Depuis 2004, date de création de notre association je reçois des menaces téléphoniques, par courrier et par mail, et maintenant, avec le mouvement en cours je me protège du mieux que je peux, mais c’est une part de la vie politique depuis toujours. Les forces de droite ont cependant un problème, ce mouvement n’a pas de direction centralisée ». S’agit-il d’une différence majeure avec le rôle central joué par Martin Luther King dont nous savons comment s’acheva sa vie ?
Autre différence : le social passe tellement au premier plan que la majorité des forces économiques des USA s’oppose à cette criminalisation des immigrés (indispensables aux entreprises), contre les forces politiques de droite ! Ce phénomène rappelle le rapport entre Bush et Chávez : politiquement il existe une « guerre » entre les deux, mais économiquement Chávez s’entend bien avec les pétroliers US (chacun défendant ses intérêts bien sûr).

Voilà pourquoi, face à de telles contradictions, ce mouvement de révolte a le vent en poupe. Son aspect social n’élimine pas l’aspect communautaire mais Diego note le changement de nature, et quand on sait l’importance planétaire des luttes qui se déroulent aux USA (aux obsédés du génial mai 68 français, rappelons qu’il faisait suite à d’importants mouvements nés aux USA contre la guerre du Vietnam) on peut éventuellement lire dans le phénomène une inversion de la tendance à la régression sociale, inversion qui rencontre les luttes en Amérique du Sud, en France et dans bien d’autres pays, mais qui ne passent pas le mur des médias. Qui dit inversion, dit solutions ! La seule est-elle la légalisation des sans papiers ? Non bien sûr : il y a l’aide aux pays d’origine et là, par contre, les forces économiques se retrouvent avec la droite. Par les accords bilatéraux du libre-échange, les pays latinos s’enfoncent dans la crise qui alimente l’immigration. Comment le système peut-il sortir de la contradiction ?

William I. Robinson est un des intellectuels qui se plaça le plus fortement du côté des immigrés qui débutèrent leurs manifestations le 10 mars à Chicago. Il s’en suivit des licenciements et des luttes pour la réintégration qui furent parfois victorieuses. Puis il y a eu le 25 mars comme journée nationale d’action. A présent le rendez-vous est fixé au 10 avril, dans 10 villes du pays. Et ensuite viendra le premier mai, la journée sans immigrants. Mais déjà des divisions se font jour. Faut-il prendre le risque de faire grève et de perdre son job ? Que faut-il obtenir ?

Robinson rappelle les actes des adversaires : « L’organisation paramilitaire Minutemen qui est une version moderne et anti-latine du KKK s’est répandue de son lieu d’origine, la frontière sud de l’Arizona et de la Californie, jusqu’à de très nombreux autres Etats. Son discours plus que raciste est néo-fasciste. On a filmé des membres avec le polo : « Kill a Mexican today » (tue un Mexicain aujourd’hui). Ces clubs sont promus par des leaders de la droite dure, riches propriétaires agricoles ou entrepreneurs, mais avec le soutien de membres de la classe ouvrière blanche qui ont été flexibilisés et déplacés par la crise économique ».

Diego note avec intérêt que notre bouc émissaire devient en espagnol le Chivo expiatorio et si les mots changent les réalités sont partout les mêmes. Là-bas ce sont 400 000 Mexicains qui tentent chaque année de passer la frontière. Chaque année vingt milliards de dollars de devises sont transférés des USA vers le Mexique mais un tiers viendrait de l’argent sale. Un livre serait à écrire sur la circulation des mafias aux Amériques.

Et Montevideo ? Diego présentera l’Uruguay une autre fois si l’occasion se présente car il est impatient de retrouver le Pérou où tant d’amis l’attendent.

28 mars 2008

Jean-Paul Damaggio


P.S. en juin 2007
 : Les élections de novembre 2006 arrivant, la question fut reportée à plus tard. En juin 2007, retravaillée dans un sens plus progressiste avec l’aide d’Edward Kennedy un nouveau vote laisse la situation en l’état où elle était. La loi Kennedy ne passe pas mais la loi proposée pour aggraver la situation non plus. La nouvelle proposition Kennedy, malgré l’appui de Bush, ne put être votée. Comme prévu, elle divisa le mouvement de protestation entre ceux qui y trouvèrent une avancée, et ceux qui pensèrent que les avancées ne compensaient pas les reculs. De leur côté, les conservateurs répétèrent que la nouvelle loi était une prime aux illégaux puisqu’ils pouvaient être amnistiés.

Côté immigrants, les organisations favorables à la loi (à cause des sept millions de légalisations prévues) étaient le Conseil national de la race, le Forum national sur l’immigration, NALEO. Les organisations défavorables étaient l’Alliance nationale des communautés latino-américaines, le Réseau national des droits des immigrants. Le projet Kennedy proposait surtout la réunification familiale considérée comme un droit majeur, avec, en conséquence le refus des programmes d’emplois temporaires. La centrale syndicale AFL-CIO était contre le vote de la loi. L’autre centrale « Chang to Win » était pour.

Pour comprendre, souvenons-nous que le capitalisme d’aujourd’hui, dans sa version offensive, avance toujours pour mieux reculer ou, pour le dire autrement : donner d’une main pour reprendre de l’autre. Autrefois, un acquis social s’ajoutait à un acquis social. Aujourd’hui un « acquis social » est échangé contre des pertes de « privilèges » et il est toujours difficile de faire un bilan. Voilà pourquoi Bush, un homme du sud des USA, voulant faire un geste (c’était une promesse électorale) s’opposa aux plus attardés de ses amis et s’allia avec Kennedy, un homme du nord, plus soucieux d’humanitaire.